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Préface
A n'en pas douter, la peur d'entre toutes les peurs des bourreaux c'est bien la mémoire populaire qui permet de flétrir à jamais leurs exactions et de jeter sur eux le jugement négatif de l'histoire. A l'heure où je referme le manuscrit de Ohannés Kujumgian je ne puis m'empêcher de penser à l'action littéraire du grand Elie Wiesel, le prix Nobel de la Paix, qui depuis sa sortie de la nuit des camps nazis n'a de cesse d'en appeler à la conscience des hommes afin qu'ils n'oublient pas, afin qu'ils t|émoignent empêchant ainsi les bourreaux de dormir sur leurs deux oreilles. Le texte qui suit rentre dans le droit fil de cette exhortation : faire en sorte que les souvenirs qui hantent encore la mémoire solide d'Ohannés puissent être transmis de généra¬tions en générations. Afin que nul n'oublie et que par cette prise de conscience l'horreur soit contrainte au recul.
Nos vieux ont été discrets. Trop longtemps. C'est qu'ils avaient vu la mort de près et que leur propre survie ils la tenaient pour un pur miracle, que dire alors du fait qu'ils aient bâti leur maison et élevé dignement des enfants ? Pour dire la vérité nous écoutions religieusement nos vieux nous raconter l'incroyable, nous raconter l'abstrait tellement l'horreur nous semblait irréelle. Pères et mères éventrés, violés, pendus par les pieds, égorgés. Parce qu'Arméniens, parce que Chrétiens qui refusent de renier leur foi.
Il faut le dire aussi parce que l'ordre venu de Talaat en ce funeste 24 avril 1915 arrangeait bien aussi ceux qui voulaient s'approprier les maisons et les biens de ces Arméniens décidément bien entreprenants et capables de renverser des montagnes de travail pour procurer pain et dignité. Pour eux et leur descendance. Ce fut le premier génocide du XXe siècle, celui dont s'inspira Hitler pour édicter la solution finale qui devait frapper les Juifs. Puisque les grandes puissances avaient laissé faire les Turcs, pourquoi se gêner ?
Ainsi les bourreaux savent tirer les leçons de l'histoire et nous resterions passifs ? C'est bien cela que s'est dit Ohannés lorsqu'il s'est mis devant sa feuille de papier blanc pour qu'au crépuscule de sa vie il laisse une trace de l'horreur qu'il a côtoyée. En bon chrétien, on ne ressent aucune haine particulière, mais un désir profond de relater avec ses mots, ses sensations ; pour vaincre l'oubli.
Certes ce témoignage n'a pas la prétention d'être une œuvre littéraire. Il est à l'écriture ce qu'un tableau naïf peut représenter face à une œuvre impressionniste. Mais ce n'est pas l'objet du propos. L'important c'est de voir revivre des lieux, des événements, des pensées dont il aurait été terrible qu'ils soient enfouis dans les tréfonds de l'oubli. Plus tard peut-être les enfants ou les petits enfants de Ohannés reprendront ce texte pour une autre mouture. Ce qui compte aujourd'hui c'est qu'en cette époque où la notion de Droits de l'Homme est enfin une réalité pour l'opinion publique de notre pays on n'oublie pas que la mémoire reste le plus sûr garant pour que l'horreur ne revienne pas. Et le travail d'Ohannés Kujumgian procède de cette démarche.
Merci de nous restitué par cet écrit un peu plus de dignité et des raisons supplémentaires de penser qu'un jour les hommes de bonne volonté ne permettront plus jamais que se reproduise la barbarie qui au début de ce siècle devait conduire à l'extermina¬tion plus d'un million et demi d'âmes arméniennes quelque part dans cette Anatolie qui ne s'est pas relevée et qui ne se relèvera jamais de l'horreur et du sang d'innocents qui a coulé sur cette pauvre terre.
Car la pauvreté contre une autre pauvreté n'a jamais engendré de richesse.
Merci à Ohannés de nous le rappeler ici.
Jean Kéhayan.

Histoire d'un enfant Arménien orphelin des massacres Turcs en 1909 et 1915, jusqu'à 1918


Mon nom est : Kujumgian Ohannés, c'est-à-dire Jean en Français


Voici mon histoire depuis l'âge de 3 ans jusqu'à 72 ans. En 1909 les Turcs nous ont massacrés. Nous étions dans le département d’Adana où je suis né. Nous étions pourtant naturalisés Turcs et les hommes faisaient le service militaire. Avant de commencer le massacre ils ont ramassé les femmes et les petits enfants et les ont mis dans la caserne. Ils ont alors commencé à tuer les hommes et les jeunes gens. Certains de ceux-ci étaient déjà montés à la montagne.


J'avais deux oncles, les frères de ma mère. Le plus jeune était Arsène, il était courageux, il avait beaucoup de connaissances. Ses voisins turcs l'ont caché dans une grande malle pour lui éviter d'être massacré. Comme les turcs ne touchaient pas aux femmes et aux petits enfants ils n'ont pas touché cette famille.


Mon père était gendarme, il était toujours avec son préfet, il suivait toujours la voiture de celui-ci et pensait qu'on ne toucherait pas à lui. Moi, j'aimais beaucoup mon père et je pleurais toujours pour qu'il me prenne sur son cheval. Partout où allait mon père j'allais avec lui et tous les gendarmes du pays étaient au courant. Je n'étais même pas avec ma mère quand les Turcs ont ramassé mon frère avec tous les autres enfants. Il était tout petit dans les bras de ma mère.



 

J'avais peut-être 3 ou 4 ans, j'étais avec mon père, les gendarmes lui ont pris son fusil et nous ont mis tous les deux dans une pièce en nous disant de ne pas sortir dehors. Quelques jours après la fusillade mon père m'a pris dans ses bras et il m'a dit « nous allons en ville, je vais t'acheter des bonbons ». Nous étions à la gendarmerie, loin de la ville mais on était au courant de ce qui s'y passait. Quand  on arrive à la ville tout le quartier arménien est en feu, toutes les maisons et tous les magasins arméniens sont en ruines. Mon père me tenant toujours dans ses bras, nous sommes retournés à la gendarmerie. Dès que nous sommes arrivés dans la cour un copain de mon père lui a dit. Agob, (qui veut dire Jacques) donne-moi ton petit, tu es peut-être fatigué. En souriant, mon père m'a passé dans les bras de son copain. Dès qu'il m'a lâché j'ai entendu un coup de fusil et j'ai vu mon père, tombé par terre. Il coulait du sang de ses narines, on aurait dit deux robinets d'eau qui coulaient et en même temps il battait des pieds et des bras comme une poule à laquelle on a coupé la tête. J'ai commencé à pleurer en disant : mon père, boum, mon père, boum ». Le copain de mon père m'a mené dans une caserne où étaient rassemblés les femmes et les enfants. Il a cherché ma mère ; dès qu'elle a vu que j'étais seul elle a compris qu'ils avaient tué mon père mais elle m'a demandé en pleurant « Où est ton père ? » et moi en pleurant aussi je disais toujours « mon père, boum ». A ce moment elle m'a donné une gifle.


Après le roi a envoyé l'ordre de gracier tous ceux qui restaient vivants. Alors, tous ceux qui étaient montés à la montagne, avec méfiance commencèrent à redescendre en ville. Ils ont ramassé les morts pour les enterrer au cimetière. On n'avait plus de maisons, elles étaient toutes en ruines. Mon grand-père nous a donné une parcelle de son terrain et mes deux oncles Arsène et le docteur nous ont bâti une grande pièce pour nous loger. Après, mon oncle Arsène construisit sa maison en face de la nôtre sur le terrain de mon grand-père car il habitait avec lui. Ma mère a commencé de faire du jardinage et nos oncles nous occupaient. Mon oncle docteur habitait dans le quartier, sa mère était très âgée et personne ne lui avait fait de mal, mon oncle l'a prise chez lui.
Quelques mois après, ma mère a reçu une convocation de la Mairie. Comme son mari était gendarme et qu'elle avait 2 enfants, elle avait droit à une petite pension. On a commencé à toucher cette pension et on vivait avec cela et les produits du jardin. Mes oncles nous occupaient toujours et je surveillais mon frère qui avait à peine 4 ans et moi à peine 8 ans. Nous commencions à être heureux et ce fut la guerre de 1914.


Les Turcs étaient alliés avec les Allemands et avec les Bulgares. Mon oncle Arsène avait fait une pièce en plus à notre maison et quand les soldats bulgares sont entrés dans notre pays ma mère a loué cette pièce à une famille bulgare. Le mari était officier, ils étaient chrétiens et très gentils avec nous. En 1915 arriva un ordre d'Allemagne d'expatrier tous les Arméniens. Mais Talaat Pacha et Enver Pacha décidèrent de faire massacrer tout le peuple arménien pour exterminer tous les chrétiens. Le roi Sultan Hamid ne voulait pas cette solution, alors Talaat Pacha et Enver Pacha ont fait un coup d'état, ils mirent en prison le roi Sultan Hamid où il est mort et donnèrent l'ordre au peuple turc de massacrer tous les Arméniens, hommes, femmes et enfants. Puisque nous étions naturalisés turcs nous ne nous attendions pas à cette tuerie. Une nuit ils ont attaqué et tué dans leurs lits, hommes, femmes et enfants. Je cite quelques villes : Ezzouroum, Van Mouche, Bitliz, Harpout. Dans tous ces endroits les Turcs se livrèrent à des actes barbares. Ils ouvraient le ventre des femmes enceintes, ils faisaient asseoir les jeunes filles sur des piques, ils leur coupaient les doigts pour prendre leurs bagues et leurs oreilles pour voler les pendants. Ils en enlevaient également pour abuser d'elles et après ils les faisaient souffrir avant de les tuer. Pourtant il y avait chez les Turcs beaucoup de familles braves et dans mon pays ils n'ont pas touché les femmes et les enfants. Ils se sont contentés de prendre nos biens et de brûler nos maisons.


Ma mère a pris une couverture et un sac dans lequel elle a mis quelques bricoles, elle les a placés sur son dos et nous a dit :
« Venez, mes enfants, les gendarmes nous attendent, il faut que nous quittions notre pays. » Les gendarmes avaient réunis femmes et enfants et les veillaient comme un troupeau de moutons. Ils étaient 5 ou 6 sur leurs chevaux, ils nous ont dit « En avant » et on a commencé à marcher. On ne savait pas du tout où nous allions. Après un ou deux jours de marche nous sommes arrivés à un autre village où un autre troupeau de gens se joignit à nous. On se reposait les nuits sous la lune.

Comme nous n'avions qu'une seule couverture nous couchions sur les herbes. Ma mère nous prenait dans ses bras, mon frère et moi et nous nous serrions contre elle. Les gendarmes étaient prudents et couchaient sous leur tente. Le lendemain on recommençait à marcher.


Mon oncle Arsène était  courageux, il n'avait peur de rien. Avant de partir de notre pays, il avait pris sa femme sur son cheval et était parti en Syrie à Haleb en passant par la montagne. Il était très fort pour monter à cheval. Etant enfant du pays, il faisait des courses avec les Turcs et il gagnait toujours. Mon oncle docteur avait perdu sa femme et sa fille, il était avec sa grand-mère et tous deux étaient passés en Syrie à Haleb.


Après un mois de marche nous sommes arrivés aussi à Haleb dans un camp de réfugiés et mes deux oncles sont venus nous voir et ils nous ont apporté de la nourriture. Nous sommes restés huit jours dans ce camp. Mon oncle docteur est venu avec ma grand-mère et ses deux petites filles qui avaient à peu près notre âge, 7 ou 8 ans, et ils se sont joints à nous pour continuer la route. On a commencé la marche dans le désert, il faisait très chaud, le soleil était brûlant et nous avions beaucoup soif. Les gens âgés mouraient sur la route et on les enterrait dans le sable. Nous n'avions pas envie de manger mais nous voulions seulement de l'eau. De loin on a vu un troupeau de chameaux, quand on est arrivé prés d'eux ils buvaient de l'eau dans un fossé mais cette eau était sale. En buvant les animaux avaient uriné et crotté dedans. Quand le chamelier est parti avec ses chameaux, les gendarmes nous ont autorisés à boire de cette eau. Nous ne pouvions pas faire autrement. Nous sommes restés campés deux jours autour de cette eau sale. Les gendarmes qui nous conduisaient étaient de notre pays, ils étaient raisonnables et connaissaient bien mes oncles. Nous avions appris que nous devions aller à Dersor. Les gendarmes ont parlé entre eux et au lieu de nous mener à Dersor où nous aurions tous été massacrés ils nous ont fait changer de route pour aller à Damas. Après un mois de marche nous sommes arrivés à Damas où on nous a fait camper en dehors de la ville au bord d'une rivière. Tout le monde remerciait Dieu. Ma mère et mon oncle avaient gardé quelques pièces d'or. Ils sont allés en ville pour acheter du ravitaillement. Nous sommes restés un mois à Damas puis un jour les gendarmes nous ont dit : « Demain matin, on reprend la route ». Beaucoup de vieillards et de malades ont été abandonnés sur place au bord de cette rivière. Le reste du peuple a pris la route. Vers le soir on a vu un grand palais romain démoli, pas de mur, pas de toit, il ne restait debout que de gros piliers. On a passé la nuit là et le lendemain matin on a repris la route encore dans le désert. Trois jours de marché en pleine chaleur et on est arrivé au village d'Hama. Nous avons campé autour de ce village. Beaucoup de monde était mort sur la route, même les gendarmes sur leurs chevaux étaient épuisés. Nous sommes restés 3 jours prés d'Hama. Les habitants étaient très gentils, ils nous ont apporté à manger et de l'eau à boire. En voyant des petites filles épuisées de fatigue, des familles qui n'avaient pas d'enfants ont demandé à leurs mères de leur laisser leurs filles pour qu'elles les adoptent. Beaucoup de mères ont donné leurs filles c'était le seul moyen de sauver leurs enfants. On a repris la route dans le désert, on était sales, les robes des femmes étaient déchirées, décousues de partout. En pleine chaleur, femmes et enfants pieds nus, la caravane diminuait. Ma grand-mère était pourtant très solide mais elle était très âgée et ne pouvait plus marcher. Mon oncle voulait l'abandonner mais ma mère a dit qu'elle ne voulait pas abandonner ma grand-mère et qu'elle mourrait si nous mourrions aussi. Comme les gendarmes connaissaient bien mon oncle ils lui ont dit que nous allions bientôt arriver à un village du nom Hamnes où il pourrait acheter un âne pour porter sa mère. Ils ont dit que nous avions encore un mois de marche pour arriver à notre destination. Nous avons donc traîné ma grand-mère pendant deux jours pour atteindre le village d'Hamnes où nous avons campé. Nous y sommes restés 8 jours, ma mère, mon oncle et d'autres sont allés au village acheter à manger. Ma grand-mère avait cousu des pièces d'or dans la ceinture de mon oncle et il nourrissait même les gendarmes. Dans notre pays tout le monde aimait mon oncle et quand nous sommes partis nos voisins turcs pleuraient.


Les gendarmes nous ont dit qu'ils ne retourneraient jamais dans notre pays car ils seraient pendus parce qu'ils ne nous avaient pas menés à Dersor. Ils resteraient en Arabie très loin de notre pays. Mais nous avions encore une route très difficile à faire. Ils nous ont appris, qu'il y avait beaucoup de nomades dans le désert et ils n'avaient que 6 fusils et très peu de cartouches. Avec de la chance nous n'en rencontrerons pas beaucoup et nous devons arriver à une petite ville qui s'appelle Dra et qui sera notre dernière étape avant d'arriver à notre destination.


On se mit en route de bonne heure. Mon oncle avait bien acheté un âne pour mettre ma grand-mère dessus et les gendarmes nous ont fait prendre la route dans le désert. On marchait dans la journée et on se couchait le soir. Après quelques jours les ravitaillements s'épuisaient. Pas une goutte d'eau en pleine chaleur. Les enfants, les femmes meurent comme des mouches. Les gendarmes avaient de l'eau mais ne pouvaient pas en donner à tout le monde, juste une ou deux gorgées à ceux qu'ils connaissaient. Quand on est parti de chez nous, la caravane était très longue, après elle était de deux kilomètres, et après à peine cent mètres. Je ne sais pas la quantité, je n'avais que 7 ou 8 ans. Après un ou deux jours de marche on a vu de loin un troupeau de chameaux. Les chameliers tiraient de l'eau et faisaient boire les chameaux. Ils ont pointé leurs fusils sur nous et pour nous laisser boire ils nous ont demandé une pièce d'or que ma mère et mon oncle leur ont donnée. On a bu de l'eau. Deux des gendarmes parlaient la langue arabe, ils ont parlé avec eux. C'étaient des bédouins, ils ont dit que leur campement était tout près. Leur chef était malade et ils ont demandé de les mener à Dra pour chercher un docteur. Ils on répondu « Nous avons un docteur dans la caravane ». Alors, mon oncle et les gendarmes sont allés chez leur chef. Mon oncle a vu qu'il avait la fièvre de Malte, en Turc « on set ma ». Il a pris sa sacoche, en a sorti un paquet de quinine, il en a mis un peu dans un papier à cigarette et il lui a fait avaler. Nous avons campé là 5 ou 6 jours et au bout de ce temps le chef était debout. Les Bédouins étaient contents et nous donnaient à manger et à boire.' On a repris la route un matin de bonne heure pour la ville de Dra qui devait être notre dernière étape. Femmes, enfants vieillards mouraient dans le désert et pendant 3 semaines de marche la caravane avait encore beaucoup diminué. Arrivés à Dra nous nous arrêtons en dehors de la ville et un gendarme est entré en ville. Il est revenu 3 ou 4 heures après avec deux arabes qui nous ont dit qu'après 6 heures de marche nous allions arriver dans un village où on nous donnerait des maisons. Comme ils nous avaient dit, nous avons trouvé un village tout vide. Il y avait des maisons à moitié démolies, il y en avait de convenables. Tout le monde s'est installé dans ces maisons de terre. Il y avait des puits et des citernes qui se remplissaient quand il pleuvait l'hiver. Pas loin, il y avait un joli village d'une vingtaine de maisons dispersées. Les habitants avaient tous des troupeaux de moutons, de chèvres et de chameaux. Ils avaient des champs de blé, des oliviers. Ils étaient tous riches et c'étaient de braves gens. Ils nous apportaient « rebesse » qui veut dire pain, « lahben » qui veut dire du lait et du fromage. Quelques jours après on a commencé d'aller dans les champs de blé pour ramasser les grains de blé tombés. On les faisait bouillir et on les mangeait. Tous les jours, le matin de bonne heure on allait dans les monganges, on ramassait des glands, on retournait le soir à la maison, on faisait du feu et on les faisait cuire comme des châtaignes et on les mangeait. On ramassait aussi des orties et des feuilles de mauve on 1es faisait bouillir et on les mangeait comme des épinards, sans sel, sans huile. On était content de manger n'importe quoi qui puisse se manger.


Plus tard, mon oncle a fait la connaissance du chef du village qui lui a dit « ça tombe bien tu seras docteur du village car nous n'en avons pas ». Il a gagné de l'argent et nous ne vivions pas mal et puis quelques temps après il a dit à ma mère : « Sœur, on va retourner chez nous ». Ma mère lui a répondu : « Mais comment va-t-on faire ? Maintenant qu'on a fait tant de chemin ? Notre aïeule va mourir sur la route ». Mais il lui a dit « Ne t'en fais pas, je la soignerai, nous avons de l'argent, on va faire un trajet de 6 heures jusqu'à Dra où on prendra le train jusqu'à Damas ». Ma mère a dit alors, « fais comme tu veux, mon frère » et nous avons fait comme il avait dit, nous avons repris la route ; mon oncle et ses 2 filles, ma grand-mère, ma mère, mon frère et moi. Nous avons pris le train à Dom et un jour après nous étions à Damas au camp de réfugiés au bord de la rivière. Mon oncle connaissait bien la ville de Damas, il y venait souvent avant la guerre à cheval ou par le train. Il n'y avait plus rien à faire pour ma grand-mère, elle était trop vieille et trop épuisée, elle allait mourir. Mon oncle a dit à ma mère qu'il allait mettre ses filles à l'orphelinat et qu'il continuerait la route tout seul jusqu'à chez nous. Ma grand-mère est morte quelques jours après son départ.

 

Je restais seul avec ma mère et mon frère. Ma mère a pris nos affaires, nous n'avions pas grand chose, une couverture et le dossier des papiers de mon père car ma mère gardait l'espoir de toucher la pension de mon père. Elle nous dit que nous allions aller à Haleb en pensant qu'il ne nous arriverait rien en route. Mais entre Damas et Haleb nous avons rencontré un arabe à cheval bien armé, avec sabre, fusil et cartouchière. Il nous a fait arrêter, il est descendu de son cheval et nous avons commencé à avoir peur. Il a dit alors à ma mère « Si vous ne voulez pas mourir, il faut me donner le sac que vous avez sur le dos ». Ma mère lui a dit que nous n'avions pas d'argent mais il a tiré son poignard et il a pris le sac de ma mère sans regarder dedans. Mon frère et moi nous pleurions. Avant d'arriver à Haleb nous avons traversé plusieurs petits villages et c'est là que nous avons commencé à mendier. Nous étions seuls, pleins de poux, pieds nus dans le désert, en pleine chaleur. Ma mère nous prenait dans ses bras en pleurant.

Enfin nous arrivons à Haleb. Beaucoup de gens parlaient le turc, Maman demande où était le camp de réfugiés. Un chrétien nous a menés dans un foyer de réfugiés où on nous a donné du pain et de la soupe. Cela n'a pas duré longtemps, maman est tombée malade, elle avait beaucoup de fièvre. Même dans ce foyer tout le monde couchait par terre. On nous a donné une couverture pour couvrir notre mère. Puis un monsieur est venu et il a fait emporter notre mère, nous pleurions mon frère et moi. Il nous a dit de ne pas pleurer, il faisait emmener notre mère à l'hôpital et nous il nous a confiés à une femme. Cette femme était très bonne, elle n'avait pas d'enfants, elle nous a lavés, a nettoyé nos têtes pleines de poux et nous couchions près d'elle côte à côte. Nous étions bien mais cela n'a pas duré, on nous a dit que notre maman était morte et nous avons pleuré mon frère et moi. La dame qui nous gardait nous a consolés en nous disant qu'elle nous garderait comme ses enfants, elle avait beaucoup de terre et son mari avait été tué. Elle nous disait que nous travaillerions la terre quand nous serions grands. Mais moi, j'ai dit que nous allions chercher maman car je ne voulais pas croire qu'elle était morte. J'avais environ 7 ou 8 ans et mon frère 4 ou 5 ans.


J'ai pris la couverture qu'on nous avait donnée et avec mon frère nous sommes partis mendier dans les rues. Il y avait peut-être un millier d'enfants qui mendiaient comme nous dans les ' rues. Le soir on cherchait un endroit abrité pour se coucher et le matin de bonne heure on faisait les poubelles. On trouvait quelques morceaux de pain, des écorces de pastèque ou de melons pour les manger. Des fois on allait en dehors de la ville dans les jardins des paysans, on y volait des carottes, poireaux, des choux verts et on les mangeait. Si les paysans nous voyaient ils lâchaient leurs chiens et nous partions en courant. Parfois, à midi, on allait sur une place qui s'appelait Babifarache à Haleb. Autour de cette place il y avait des restaurants, des cafés, des boulangeries et des épiciers. Sur cette place dès que c'était midi les ouvriers venaient manger. Quand les ouvriers commençaient de manger on ouvrait nos mains et chacun nous donnait une bouchée de pain. Au milieu de cette place il y avait un arc romain avec une grosse horloge qu'on entendait sonner de très loin. Les condamnés à mort étaient pendus sur cette place. Parfois, nous couchions sous l'horloge et un matin en nous réveillant nous avons vu quatre criminels qui étaient pendus. On dormait tellement sur le pavé qu'on n'avait rien entendu de ce qui s'était passé autour de nous. Chaque matin, la main dans la main avec mon frère on commençait de mendier maison par maison. Il y avait de braves familles qui nous donnaient de leur dîner. On s'asseyait devant leur porte et on mangeait. Quand on entrait dans une rue je disais à mon frère : « Je commence à mendier de ce côté et toi tu mendies de l'autre côté ». Mon frère avait plus de chance que moi, il apportait toujours plein de nourriture et moi pas grand chose.


Un matin je ne pouvais pas me lever, j'avais de la fièvre et je ne pouvais pas aller mendier. Je ne voulais pas me séparer de mon frère, la ville d'Haleb est grande et je ne voulais pas le perdre. Nous étions couchés pas loin d'une grande église. Je dis à mon frère « Aide-moi à aller devant la sortie de l'église ». Nous avons mis notre couverture par terre car c'était tout sale et poussiéreux et en sortant de la messe les gens nous donnaient un ou deux sous. Après quelques jours devant cette église la fièvre a passé toute seule. Je me suis levé comme si je n'avais rien eu. Quelques temps après j'ai pris mal aux yeux, je ne voyais plus rien du tout. Mon frère me tenait par la main et nous allions de porte en porte. Un jour mon frère frappe à une porte et le monsieur qui l'a ouverte nous a reconnus. Il a dit : « Vous êtes bien les neveux de Quelaibache docteur? Les enfants du gendarme Agob ? Comme mon frère était trop jeune et ne savait rien j'ai répondu « oui ». Ce monsieur était le confrère de mon oncle dans notre pays. Il nous a fait manger, il a soigné mes yeux et il nous a dit de venir tous les jours. Comme moi je ne voyais pas qui c'était, il nous a bien répété et il m'a soigné tous les jours jusqu'à la guérison de mes yeux. Un jour, mes yeux se sont ouverts et quand j'ai commencé à bien voir nous ne sommes plus retourné chez le docteur. On a recommencé à mendier à droite et à gauche et les soirs on allait coucher à la place Babifarache. Il y avait là une caserne de soldats cavaliers. Avant d'entrer par le portail de cette caserne il y avait des halles couvertes. Nous étions beaucoup d'enfants à coucher dessous. Une nuit, des cavaliers sont arrivés pour entrer à la caserne. L'un d'eux est passé sur mes deux pieds avec son cheval. J'ai pleuré, la blessure saignait beaucoup. Il y avait une fontaine sur la place, je suis allé laver mes pieds. Je n'avais sur moi qu'une robe sale, j'en ai déchiré un morceau et tous les matins j'allais laver mes blessures et je remettais ce morceau d'étoffé sale et poussiéreux. 5 ou 6 jours après mes plaies commençaient à se refermer j'ai dit à mon frère :
« Reste devant le café, tu as froid, tu trembles, là-bas il y a du soleil, je vais laver mes blessures et je viendrai te chercher. » Nous étions à ce moment devant de grands appartements où habitaient des officiers et des gendarmes turcs. Je commençai à enlever mes pansements, la blessure allait mieux mais j'ai maintenant 72 ans et j'en ai encore la trace à mes deux pieds. C'est alors qu'un gendarme m'a attrapé et m'a dit « Tu veux aller à Istanbul ? » (Anciennement Constantinople). Je n'avais jamais entendu ce nom. Je ne savais pas quoi dire, alors j'ai dit : « Mon frère est là-bas devant le café, je vais le chercher et je viendrai avec lui. » Mais le gendarme m'a dit : « Tu mens, tu ne reviendras pas » et il ne m'a pas laissé partir. C'est ainsi que j'ai perdu mon frère à Haleb en Syrie. Les gendarmes avaient reçu l'ordre d'Istanbul de ramasser tous les enfants qui traînaient dans les rues, ils nous ont fait donner à tous un bon bain, on nous a coupé les cheveux et on nous a donné des habits tout propres. Ils nous ont fait passer une visite médicale et tous les enfants qui étaient malade ils les ont fait mener à l'hôpital. Tous ceux qui allaient bien ils les ont menés à la gare et leur ont fait prendre le train. Un jour et une nuit après nous sommes arrivés à Haydar pacha, cette ville se trouve juste en face de Constantinople. Quand on nous a mis dans le train on nous a distribué une tranche de pain et quelques olives noires. J'ai vite mangé ma part. Dans le courant de la journée j'ai vu qu'un des enfants n'avait pas mangé sa part et la nuit suivante quand tout le monde dormait, j'ai pris son pain et je l'ai mangé. Quand il a fait jour ce garçon a cherché son pain et quand je l'ai vu pleurer parce qu'il ne le trouvait pas j'ai eu beaucoup de peine. Même maintenant quand j'y pense je sais que je n'ai pas bien fait et ça me touche le cœur.


En arrivant à Haydar pacha, dès la descente du train nous sommes montés dans un bateau qui nous attendait pour nous emmener à Constantinople. On est monté dans un tramway qui nous a déposés devant une caserne qu'on appelait l'Harbiye. Nous sommes entrés dans cette caserne où il y avait déjà beaucoup d'enfants orphelins. On nous a donné à manger pour 5 ou 6 dans une soupière, il n'y avait que des os et de l'eau et une petite tranche de pain à chacun, la caserne était entourée de murs assez élevés et il y avait encore un grillage assez haut par-dessus. Un des murs longeait le boulevard où passent les trams et des familles arméniennes venaient nous passer par ce grillage du pain, du lait et des gâteaux. Des familles turques nous apportaient des tranches de pain frottées avec de l'ail. Dans notre nourriture quand il y avait des os on les mettait dans notre poche et quand on était dehors on les écrasait entre deux pierres et on les mangeait.


J'avais trouvé un copain de mon pays, il m'a dit un jour « Tu vas voir, on va manger beaucoup de pain ». Nous étions formés en 5 ou 6 compagnies suivant les âges. Il y avait une compagnie pour les 8 ans, les 9 ans, les 10 ans. J'avais 9 ans à ce moment-là. Je passais avec la compagnie des petits on me donnait une tranche de pain, je sortais et la donnais à mon copain sans que personne ne nous voie, puis je rentrais avec les 9 ans pour avoir un autre pain que je donnais à mon copain et ainsi de suite. Ce manège a duré pas mal de temps et on mangeait du pain largement tous les deux. Mais un jour un chef m'attrape et me dit « Toi, tu as déjà pris ton pain. » Je dis : « Non, j'ai pas pris mon pain, j'ai été aux cabinets. » « Tu mens » et il appelle un autre chef et lui dit « Faites-le coucher par terre et donnez lui 10 coups de bâton. » II m'a tenu les deux mains et l'autre a commencé à me frapper sur mes pieds. Il m'a frappé tellement fort ce salaud que j'ai crié. Je pouvais plus résister, il m'a donné 5 ou 6 coups. L'autre a dit « Arrête » et il m'a dit « Debout, va-t-en ». En pleurant, j'ai dit « Je n'ai pas pris mon pain, vous m'avez fait battre pour rien ». Alors, le chef a dit à l'autre « Donne-lui une tranche de pain. J'ai pris le pain et je suis sorti dehors en boitant. Mon copain m'attendait et il pleurait, je lui ai demandé pourquoi, il m'a dit qu'il m'avait vu par le fenêtre rouler par terre et je pleurais aussi mais j'ai dit à mon copain « Ne pleure pas car en fin de compte j'ai eu une tranche de pain ».


Il y avait des jardins juste derrière la caserne. Je sautais par la fenêtre, je me cachais derrière les buissons et j'allais arracher des poireaux, des carottes ou des choux verts et j'en mangeais tant que je pouvais. Ça a duré pas mal de temps. Un jour, on m'a appelé avec d'autres enfants. J'avais peur qu'on me frappe mais au contraire on nous a menés au bain turc. Les femmes nous ont baignés, habillés et on a passé une visite. Les malades sont partis à l'hôpital. Ceux qui étaient bien portants on nous a donné un joli costume comme celui des Saint-Cyriens, avec des épaules garnies d'épaulettes et un beau chapeau avec au milieu une demi-lune et une étoile. Nous avons eu aussi des chaussures noires toutes neuves et à midi nous avons déjeuné avec les officiers qui nous disaient : « Vous êtes de petits officiers ». Après le déjeuner on nous a tous menés au port et un bateau nous a emmenés sur une île qui s'appelle : Benyak ada, ce qui veut dire : grande île. Nous avons marché jusqu'au sommet de l'île pour arriver à une caserne, un grand bâtiment beau et propre avec une sentinelle devant le portail. Les murs étaient hauts et recouverts de grillage. Nous nous sommes reposés là pendant deux jours. Nous n'étions pas seulement des arméniens, à notre arrivée il y avait déjà beaucoup d'enfants de tous les âges de 9 ans jusqu'à 20 ans. Nous étions au moins 5 ou 6 compagnies. Il y avait des Turcs, des Juifs, des Grecs et des Kurdes. Chaque compagnie avait ses officiers et on nous traitait comme de grands soldats. Nous étions au moins 4 ou 500. Tous les matins on nous faisait marcher et faire de la gymnastique. L'officier qui commandait notre compagnie nous disait : « Regardez à droite et mettez-vous en ligne ». Puis, « Tout le monde par terre ». Alors, il prenait sa cravache et il marchait sur nous en courant. On ne savait pas pourquoi et après il en triait quelques-uns et leur disait : « Toi, et toi vous n’étiez pas dans la ligne. Une autre fois vous m'écouterez bien ».


Notre colonel nous a parlé très gentiment. Il nous a fait un discours à nous qui étions chrétiens. Il nous a dit : « Maintenant, vous êtes nos enfants, on va vous apprendre à lire et à écrire en turc, vous deviendrez tous des officiers, on va vous changer votre nom pour vous donner un nom musulman. On va vous circoncire et vous allez devenir de braves citoyens turcs. On mangeait bien, nous couchions au propre, nous étions bien habillés. Une fois par semaine on nous menait à Constantinople au bain turc. Tout le monde nous admirait et criait : « Vivent les jeunes officiers, on va gagner la guerre ». Ils étaient contents de nous voir. On m'avait donné le nom d’ïbrahim mais dans mon cœur j'étais toujours Jean.


Notre colonel nous a annoncé que le lendemain un médecin allait venir pour nous circoncire. Parmi nous, les chrétiens arméniens il y avait de grands garçons. On s'est dit en cachette :
Cette nuit, on va s'évader on réveillera ceux qui dormiront et on va partir d'ici. Quand tous les Turcs ont été endormis on s'est levé, on a descendu en bas par derrière la caserne; On a fait passer tous les petits enfants par dessus la muraille et les grands garçons sont passés après. Toute la nuit on a passé dans la colline. Il faisait beau temps, c'était la pleine lune. On a dormi sous les pins jusqu'au jour. Le matin on est descendu en ville en se dispersant. On ne pouvait pas aller ailleurs puisqu'on était sur une île entourée de tous les côtés par la mer. Quand le rassemblement a sonné à la caserne il, n'y avait plus aucun arménien. Le Colonel a averti la gendarmerie et les gendarmes nous ont ramassés bien tranquillement. Ils ne nous ont fait aucune brutalité et nous ont ramenés à la caserne en souriant. Notre Colonel nous a fait déjeuner et nous a dit doucement :
« Pourquoi êtes-vous partis ? On ne vous fait pas de mal » et en souriant : « Allez trouver votre compagnie, mes enfants ». Les Turcs croyaient que nous avions oublié que c'était à cause d'eux que nous étions orphelins. A cause d'eux que nous avions soufferts parce que nous étions chrétiens, nos parents sont morts pour notre croyance comme des disciples de Notre Seigneur Jésus-Christ. Les arméniens qui ont accepté de devenir musul¬mans sont restés dans leurs foyers, ils n'ont pas souffert, ils ne sont pas morts, ils ont renié la vraie religion. Les religions qui ne croient pas à notre Seigneur Jésus-Christ, ces religions là sont aveugles. Sans faire de .sacrifice à Jésus on ne peut pas obtenir la vie éternelle. Après cela notre Colonel ne nous a plus parlé de nous faire circoncire. Les officiers et les sous-officiers étaient tristes ; on aurait dit qu'ils allaient pleurer.


Trois ou quatre jours après on a vu passer des bateaux français, anglais, américains, italiens. Ils passaient juste devant l'île où nous étions. On les voyait bien parce que la caserne était à la cime de la colline.


C'est alors que sont arrivés à la caserne 3 ou 4 prêtres latins. Ils parlaient bien le turc. C'était le Pape qui avait donné l'ordre à Mgr Doici d'envoyer ces prêtres pour venir nous chercher.


Le rassemblement a sonné, nous étions tous en rangs mélangés avec les enfants turcs. Nos officiers ont dit d'une voix forte : Que tous les enfants arméniens lèvent le doigt. Nous avons tous levé le doigt sauf un seul qui ne l'a pas levé, il devait sûrement être étourdi. Moi, j'ai dit « Louis aussi est arménien ». Un officier a ordonné aux arméniens de faire un pas devant les autres, puis de nous mettre en rangs deux par deux. Puis, en avant, marche. On nous a menés devant le bureau de l'enregistrement et on nous a appelés un par un. Les prêtres étaient dans le bureau et ils nous ont demandé nos noms à tous. Quand tous les noms ont été inscrits ils nous ont dit que nous allions partir. Mais avant de partir les officiers nous ont fait enlever nos jolis costumes et nous ont donnés de vieux habits de soldats. Les manches des vestes dépassaient nos mains et nous perdions les pantalons. On nous| les a fait attacher à la ceinture avec des ficelles et comme les| jambes étaient trop longues on les a enroulées plusieurs fois| autour de nos chevilles, on aurait dit qu'on avait roule une chéchia au bas de nos jambes. Mais on s'en foutait pas mal, on était heureux. Nous sommes sortis de la caserne en chantant et  en rigolant on a descendu la colline jusqu'au port. Au port, il y avait | avait un grand restaurant, à l'entrée il y avait des drapeaux français, anglais, américains et italiens. Sur la vitrine il y a  écrit en arménien : Nos orphelins sont libérés. Nous ne savions pas lire ni écrire mais on nous a expliqué tout ça. Dans le restaurant on nous avait préparé un repas sur des tables toutes fleuries, je pense que ce repas était offert par les familles et les commerçants arméniens de la ville. Je me rappelle toujours ce que nous avons mangé : ragoût de pois chiches et on nous avait mis près de notre assiette une Lire pour chacun, c'est-à-dire 100 F français à ce moment-là. Après on nous a donné du barclava, c'est un gâteau très doux comme du pain blanc. On avait tellement mangé qu'on respirait difficilement.


Un bateau nous attendait exprès pour nous et tout le long du quai jusqu'à l'entrée du bateau les commerçants arméniens nous attendaient avec des provisions. L'un avait devant lui un sac de raisins secs, l'autre un sac de noix, un autre de figues sèches, et à mesure que nous passions devant eux ils remplissaient nos poches. Elles furent bientôt pleines et on ne savait plus où mettre tous les fruits qu'on nous donnait.


Quand tous les enfants et les prêtres ont été sur le bateau, il a dé
marré et sur le quai les arméniens criaient : Au revoir, les Enfants ! On arrive à Constantinople où le tramway nous a fait traverser toute la ville pour nous mener à un quartier qui s'appelle Bomanti ou Chicheli.

Il y a là un grand bâtiment tout clôturé par une haute muraille avec un grand jardin devant, une grande cour et une petite chapelle. Il paraît qu'il y avait des sœurs avant la guerre. Quand la guerre de 1914 a commencé les Allemands ont fait déménager les sœurs et ils ont transformé le bâtiment en caserne. Quand les Allemands ont perdu la guerre ils sont partis. Ils avaient laissé dans ces pièces des cartouches et d'autres munitions. Les prêtres les ont fait ramasser et les ont données aux autorités. Puis, ils ont tout fait nettoyer et nous nous sommes installés quelques jours après. Ils nous ont demandé à chacun notre nom et notre âge. Je savais mon nom mais je ne savais pas mon âge exact. Un prêtre m'a bien regardé, la figure et ma taille et il m'a dit : 1er janvier 1907. J'ai peut-être plus de 72 ans car je me rappelle bien des massacres des Arméniens en 1909, et de la mort de mon père que les Turcs ont tué sous mes yeux.

Quand les prêtres ont eu fini de marquer nos noms et nos âges il est venu deux ou trois messieurs qui nous ont tous rassemblés. Ils en ont emmené 100 ou 150 dans un autre endroit mais moi je suis toujours resté avec les prêtres. Deux ou trois jours après ils nous ont amenés d'autres orphelins de la ville de Conya. Ces enfants venaient d'Ankara, à présent capitale de la Turquie. Ils ne savaient pas parler arménien comme moi et mes copains.


Un jour, un tailleur est venu prendre les mesures de tous les enfants et un bottier est venu mesurer nos pieds. Trois mois après sont arrivés d'Italie de beaux costumes de marins italiens de couleur bleu marine et autour du chapeau était écrit : Orfano otro fïo Benedetto armeno. Ce qui veut dire : Orphelin Arménien, sous la protection du Pape.


Pendant la guerre de 1914 c'était le Pape Benoît. Les prêtres nous ont fait habiller avec ces costumes, des gants blancs, des chaussures toute neuves et brillantes et ils nous ont menés à la cathédrale où était Monseigneur Dold. C'était le jour de Pâques, on nous avait appris à dire : Bon giorno Signore et Bona testa Signore (Bonjour Monsieur et Bonne fête Monsieur). Monsei¬gneur Doici nous a tous embrassés et nous a offert des gâteaux. Après la messe nous sommes retournés à l'école. C'étaient des sœurs qui s'occupaient de notre nourriture. Nous étions bien nourris. On a commencé à nous apprendre à lire et à écrire en arménien par des éducateurs arméniens. Nous avions un instituteur très sévère, il nous a fait raser les cheveux en plein hiver. Tous les matins il nous faisait mettre torse nu, il s'y mettait aussi et il nous faisait sortir dans la cour pour nous laver la tête et la poitrine avec de l'eau très froide, presque gelée. Les tuyaux d'eau étaient gelés, il y avait 50 centimètres de neige. Quand on sortait, on tremblait de froid mais quand on avait fini de se laver on était réchauffé comme si on sortait d'un bain turc. D'ailleurs aucun enfant n'a été malade. Nous mangions bien mais cela n'a pas duré longtemps.


Malheureusement, le Pape Benoît qui, après Dieu était notre père, est décédé et le nouveau Pape, ne nous a pas pris en charge. Il ne restait que Monseigneur Doici pour s'occuper de nous et il ne pouvait pas nourrir autant d'enfants. A partir de ce moment les sœurs nous donnaient à manger tous les matins comme soupe un peu de pain dans du bouillon Kub et tous les jours, midi et soir, des fèves sèches en ragoût. Bien souvent elles avaient des vers et on avait mal au cœur de manger ça. Nous avions un brave curé qui s'appelait le Père Jean. Quand il voyait un enfant faible il l'appelait dans sa chambre et il lui faisait manger sa ration, l'un à midi, un autre le soir et ainsi de suite. Il était très triste de nous voir malheureux. Il nous parlait de l'histoire Sainte, de la Bible, ancien et nouveau Testaments, des évangiles de Saints Matthieu, Luc et Jean. Nous l'écoutions nous parler de Saint Jean-Baptiste qui a baptisé Jésus dans le Jourdain. Nous avions changé d'école pour l'école Saint-Joseph. Un jour Père Jean nous a dit : « C'est demain jour de Pâques, il faut se confesser pour prendre la communion. J'étais orthodoxe comme beaucoup d'autres enfants et Père Jean nous emmenait tous les ans à l'église orthodoxe. Je me suis aperçu que nous avions les mêmes prières et le même évangile, alors comme l'église orthodoxe était très loin et Père Jean était tellement brave avec nous que nous avons tous été à l'église catholique. Il nous a expliqué comment il fallait faire pour confesser nos péchés à Monsieur le Curé et pour recevoir la communion. Quand on est sorti de l'église deux par deux en rentrant sur la route j'étais tellement léger que je sautais plus que je ne marchais sur la terre. C'est depuis ce jour-là que je suis devenu chrétien sincère.
Nous ne savions pas ce qui se passait quand un jour Père Jean nous dit : « Mes enfants, je suis obligé de vous quitter. » Nous nous sommes tous mis à pleurer. Il nous a expliqué qu'il était curé latin et que nous allions devenir orphelins miritarian. Le Pape Benoît était décédé et Monseigneur Doici n'arrivait pas à nous nourrir et à nous faire étudier. Nous n'avions plus d'instituteurs parce qu'il ne pouvait plus payer leurs mois. C'est pour ces raisons que nous passions chez les miritarian. Leurs prêtres sont venus nous chercher, nous sommes montés dans le bateau et nous sommes arrivés dans la ville de Quade Quy. Leur école se trouve au bord de la mer, un grand bâtiment entouré de grands murs et une grande cour comme une cour de caserne. Après cette cour, un petit champ planté de pins maritimes bien serrés, et la plage qui nous était réservée. Nous nous y baignions et c'est là que j'ai appris à nager. Nous avons appris à lire et à écrire en arménien. Quelques temps après on nous a dit que ceux qui voulaient apprendre un métier n'avaient qu'à lever le doigt. Une dizaine d'enfants ont levé le doigt. Notre Directeur, qui s'appelait Père Jacques m'a demandé quel métier je voulais apprendre. J'ai dit « cordonnier bottier ». Il m'a dit « Très bien, comme ça tu répareras les chaussures de tous les enfants quand tu sauras ton métier. » Le portier était en même temps un bon bottier. Je me suis mis à travailler avec lui et tous les soirs je montais à la classe après souper pour étudier. Les autres enfants qui avaient choisi d'autres métiers allaient travailler en ville, et moi j'ai commencé de travailler avec le portier à l'intérieur. J'avais environ 14 ans. Comme il n'y avait pas beaucoup de travail, j'avais un tranchet qui coupait bien et je m'amusais à faire des avions. Un jour j'ai fait un avion assez grand et je suis sorti avec dans la cour. Ce jour-là il y avait du vent, j'ai fait tourner l'hélice mais au lieu d'avancer mon avion reculait. Notre Directeur, Père Jacques, me regardait par la fenêtre. Il l'a ouverte et m'a crié : « Prends ton avion et monte au bureau. » J'avais peur qu'il me dispute mais au contraire il m'a dit : « Tu as fait un avion mais tu ne peux pas aussi inventer son moteur. » J'ai dit non je peux à peine faire la carrosserie mais le moteur je ne crois pas. Alors, il m'a dit : « Pour le moment, apprends bien ton métier de bottier. »


Quelques semaines après un Monsieur est venu à l'école et a parlé longtemps avec notre Directeur. Après, il venait une fois par semaine donner des leçons d'une heure aux enfants qui n'étaient pas dans les classes ouvrières. Comme il venait dans la journée les élèves qui travaillaient n'étaient pas là. Un mois après tous les élèves qui étaient à ces leçons ont été habillés en Boy Scout. Nous étions une vingtaine d'ouvriers et nous avons parlé entre nous, nous voulions nous aussi être Boy Scout. Il fallait parler au Directeur mais personne n'osait aller le voir. Les autres m'ont dit « Vas-y toi ». J'ai dit « D'accord ». Je suis donc allé voir le Directeur qui m'a demandé « Que veux-tu Jean ? » J'ai répondu « Nous aussi nous voudrions être Boy Scout ». Il m'a répondu « Non ». J'ai dit « Merci Monsieur le Directeur » et je suis sorti du bureau. Le soir, quand ils ont été de retour du travail tous les enfants sont venus me voir en me demandant si j'avais vu le Directeur. Je leur ai rapporté sa réponse et nous étions tous très tristes. J'ai réfléchi et j'ai dit aux copains: Vous vous rappelez quand nous étions plus petits à l'école Turque avec nos habits de Saint-Cyriens, nous savions faire des marches. Ils étaient bien de mon avis. Alors, je leur ai dit que je leur ferai à chacun un sabre de bois et que, s'ils le voulaient bien c'est moi qui les commanderai, ils ont tous été d'accord. Je leur ai donc fait des sabres avec des planches. M. Malounian qui venait faire faire du sport aux élèves commandait aussi tous les Boy Scouts de Constantinople, il venait aussi à l'école le dimanche matin et tout ce qu'il faisait faire aux enfants en marche ou en sport je le faisais faire aussi aux élèves de  classe ouvrière. Après 2 ou 3 dimanches M. Malounian m'a appelé et m'a demandé pourquoi nous ne devenions pas Boy Scouts. Je lui ai répondu que Père Jacques ne voulait pas. Il a pris un air sec pour me répondre « Ah oui, on verra ça, je vais le voir Père Jacques ». Il a fait comme il a dit et il est venu nous dire « La semaine prochaine, à partir de lundi je viendrai tous les soirs pour vous apprendre la loi des Boy Scouts. Si vous apprenez bien vous aurez votre costume » C'était surtout la ceinture de ce costume qui nous intéressait beaucoup. Cette ceinture avait une grande boucle ronde et au milieu il y avait le dessin de la montagne Ararat. Cette montagne se trouve en Turquie (Arménie). D'après la Bible c'est sur son sommet que s'est arrêté l'Arche de Noé. Elle mesure 5.165 mètres. Autour du dessin était marqué : Parssetrasir, parssrassour... qui veut dire en français : Toi, d'abord sois honorable et aide les autres à devenir honorables. Quand on est un vrai Boy Scout il faut aimer son prochain comme soi-même et faire le bien de toutes ses forces.


Enfin, nous avons été habillés en Scout et nous étions très fiers quand nous allions en ville en peloton précédés de quatre tambourins. J'étais très ami avec notre sergent, son nom était Movees, c'est-à-dire Moïse. Je lui ai dit que j'aimerais bien jouer du tambour. Il m'a dit que ce n'était pas difficile, qu'il me donnerait quelques leçons et que j'apprendrai vite. En effet, j'ai essayé et j'ai été fier de moi.


Nous avions un prêtre qui était l'économe, responsable du ravitaillement, il était en même temps notre confesseur, c'était Père Y'Eprehem... Il m'aimait beaucoup. Il me dit un jour : Va chercher deux élèves, nous allons chercher les fruits au marché. Je suis allé chercher deux de mes collègues et nous sommes partis au marché en ville. Il a acheté beaucoup de salades romaines. Le marchand de salade en a mis la moitié dans une manne et l'autre moitié dans un sac. Père Yeprehem me dit : Jean, tu prendras la manne et Pierre prendra le sac. Moi, j'ai dit : Non, je prends pas la manne, je prends le sac et je le mettrai sur mes épaules. « II s'est mis en colère, comme il était âgé, il avait toujours une canne et il s'est mis à me frapper sur les fesses avec sa canne. Elle s'est cassée et le Père criait : C'est à cause de toi que j'ai cassé ma canne que j'avais depuis 20 ans ! » Moi, je rigolais. J'ai pris le sac avec la salade dedans et nous sommes rentrés à l'école. Père Yeprehem avait l'air tout triste et il est monté dans son bureau, ça m'a fait de la peine. Un quart d'heure après, j'ai frappé à sa porte et quand il m'a dit d'entrer je me suis mis à genoux devant lui et lui ai demandé pardon. Il a ri et il m'a pris par la main pour me relever. Puis il m'a dit : Ici, tu n'apprends pas bien ton métier. Je vais te mettre chez un grand et bon bottier à Constantinople. Tu prendras le bateau le matin et tu reviendras à l'école le soir. C'est moi qui te mènerais. Le lendemain matin, nous étions tous les deux au magasin de son ami, il s'appelait Grégoire Parsehian et il était né au même pays que Père Yprehem, à Ankara, capitale de la Turquie. Chez lui, j'ai encore appris le métier de cordonnier mais ça n'a pas duré bien longtemps car vers 1920 la Grèce et la Turquie se sont mises en guerre. Les prêtres miritarians ayant leur Maison à Venise ils nous ont tous emmenés en Italie. En face de Venise il y a l'île St- Lazare qui appartient aux prêtres, à Venise ils ont un grand Collège et une école à Fiesso Dartico, . c'est un petit village en dehors de Venise. C'est là qu'on nous a installés, l'école était immense avec une grande cour. Après avoir franchi un grand portail en fer forgé, on y arrivait par une allée longue d'au moins 250 m et de 4m de largeur. Nous avons appris l'arménien et l'italien. J'avais un ami intime qui s'appelait Georges Akbachian, il n'arrivait pas à apprendre ses leçons. Il était toute la journée, son livre à la main au pied d'un platane. Il lisait, il écrivait, il avait beaucoup de bonne volonté mais quelques minutes après il oubliait tout. Notre Directeur, Père Jacques a fait mettre son lit à côté du mien et il m'a demandé de faire apprendre les leçons à Georges tous les soirs quand nous serions au dortoir. J'avais 15 ans, et Georges 16 ans. Pendant 2 ans, on a étudié. On commençait à bien lire, écrire et parler l'italien. Ce n'est pas très difficile. Le prêtre qui s'occupait des classes des ouvriers s'appelait Isaïe. Nous étions une vingtaine et les prêtres ont trouvé du travail pour chacun. On partait travailler et on rentrait le soir à l'école. Tous les jours après la soupe on avait une heure d'étude pour nous perfectionner en arménien et italien. Je commençais à bien savoir mon métier. J'ai toujours eu beaucoup de volonté pour l'apprendre. Quand j'étais tout petit, j'étais toujours devant les marchands de chaussures et je les regardais travailler et je me disais en moi-même : Quand je serai grand, je serai cordonnier bottier.


Peu de temps après nous avons déménagé pour aller à Milan au 72 de la rue Fiesso Dartico. Nous avions la même vie, Père Isaïe a trouvé du travail à chacun de nous suivant son métier. J'avais 17 ans. Mon copain Georges m'a dit « Jean, nous ne nous quitterons pas, nous resterons comme deux frères et la mort seulement nous séparera, tu m'aideras car je ne sais pas bien lire et écrire ». Je lui ai répondu « Ne te fais pas de souci, je te promets que tu prendras la place de mon frère que j'ai perdu à Haleb en Syrie. » Nous étions donc comme deux frères et même deux frères bien souvent ne s'entendent pas si bien. Le prêtre m'avait placé chez un bottier tandis que Georges travaillait chez un pâtissier oriental qui était arménien. Je ne travaillais pas le lundi mais mon patron me faisait nettoyer le magasin. Quand j'avais fini je passais par la pâtisserie où Georges travaillait. Ce magasin était beaucoup plus loin que le magasin de mon bottier, j'y passais pour manger des gâteaux orientaux. A Milan les étés sont très chauds mais les hivers sont très froids. Il tombe souvent 50 à 60 cm de neige. Nous avions tous des pantalons courts mais nous ne craignions ni le froid ni la chaleur. L'hiver de l'année 1923 était très froid, il y avait au moins 50 cm de neige, j'allais travailler en vélo et un lundi, comme d'habitude je vais voir Georges comme d'habitude pour manger des gâteaux. Il était déjà tard quand il s'est mis à faire de la pâte. Je lui ai dit « Ne commence pas à faire de la pâte, il est tard et tu sais que le Directeur nous a avertis que si nous rentrions après 7 heures du soir il nous mettrait à la porte, n'importe lequel d'entre nous ». Georges a fini son travail à 9 heures, on a vite fermé l'atelier, j'ai fait monter Georges sur le cadre de mon vélo et quand nous sommes arrivés à l'école Monsieur le Directeur se promenait dans le couloir. Tous les élèves étaient couchés. Il nous a dit « Vous étiez bien prévenus, je vous avais avertis, dès maintenant sortez d'ici ». Nous sommes ressortis mais comme il n'avait pas fermé la porte à clé nous sommes restés devant. Vers 10 heures son neveu est arrivé, il faisait le métier de tailleur et nous a demandé pourquoi nous étions restés dehors. Ce neveu était plus âgé que nous et quand nous lui avons expliqué notre situation il nous a dit « II n'est pas si méchant mon oncle, nous allons lui demander pardon ». Nous avons compris qu'il n'avait pas fermé la porte à clé parce que son neveu n'était pas encore rentré. Il n'était pas encore couché et l'attendait dans sa chambre. Tous les trois à genoux nous lui avons demandé pardon en lui promettant de ne plus rentrer tard une autre fois. Le Directeur a dit à son neveu qu'il lui pardonnait et qu'il pouvait aller se coucher mais il a refusé de nous pardonner. J'ai dit à Georges : Ne te fais pas de souci, on travaille, on gagne de l'argent, on ne va pas toujours rester dans un orphelinat. Puis j'ai dit au Directeur : Monsieur le Curé, j'ai deux mots à vous dire, demain nous viendrons chercher notre argent et après vous ne nous verrez plus. Tous les samedis quand nos patrons nous payaient nous donnions tout notre argent au prêtre qui s'occupait des élèves ouvriers et il marquait la somme sur un cahier.


Tout le pays était recouvert de neige glacée, j'ai pris Georges devant mon vélo et nous sommes repartis coucher à l'atelier où il faisait ses gâteaux. Le matin nous avons déjeuné avec de la pâtisserie et je suis parti à mon travail. Le soir je suis passé chercher Georges pour aller à l'école chercher notre argent. On nous a donné notre compte et j'ai dit au Directeur : Vous nous avez mis à la porte pour rien, vous avez pensé que nous étions avec des filles mais c'est Georges qui a fini son travail très tard, vous connaissez bien son patron vous n'avez qu'à lui demander si c'est la vérité. Mais nous avons 17 et 18 ans, nous n'allons pas rester toute notre vie à l'école. Nous vous remercions tout de même, vous nous avez instruits, vous nous avez donné un métier. Il nous a répondu : Ne vous faites pas de souci, nous vous surveillerons toujours. On a dit « au revoir Père Jacques », il nous a serré la main et nous sommes sortis. Dans la cour de l'école, devant le portail il y avait beaucoup de monde. En face de l'école il y avait de grands appartements habités par des familles italiennes. Le portier nous a arrêtés et nous a demandé où nous allions, nous lui avons raconté que nous étions mis à la porte mais il le savait déjà et il nous a dit d'attendre un peu. Une dame a descendu les escaliers de la maison d'en face et elle est venue vers nous en parlant fort pour que les prêtres l'entendent : Pour quelle raison on vous met à la porte, avec ce froid, alors qu'il gèle dehors ? Moi je ne répondais rien bien que je parle très bien l'italien. Georges a expliqué comme il pouvait ce qui nous arrivait. Les familles italiennes ont commencé à crier ; Vous avez amenés les orphelins arméniens en Italie, vous en êtes responsables, ce n'est pas pour les mettre à la porte avec ce froid et cette neige ! Les prêtres ne répondaient rien. La dame nous a alors invité à monter chez elle, les familles voisines nous ont apporté du ravitaillement pour nous faire manger. Moi, je ne disais pas un mot, j'avais la tête basse, j'avais honte, malgré le froid, je transpirais. On m'a dit « Pourquoi tu ne dis rien, tu parles pas italien ? Oui, je parle italien. Cette dame qui nous a gardés s'appelait Signora Rina, c'était une très jolie femme, elle vivait avec sa mère qui était âgée, un garçon de 17 ans, Carlo et une fille Santouzza qui était jolie comme sa mère. Nous sommes restés en pension chez eux 6 ou 7 mois. Le fils et la fille nous aimaient beaucoup, comme des frères. Un jour, Signora Rina m'a dit : Je vais te faire marier avec ma fille. J'ai répondu :

Santouzza est pour moi comme une sœur, primo et seconde, si un jour je veux me marier, je préférerais que ce soit avec quelqu'un de ma nationalité. Elle m'a dit : en Italie, il n'y a pas d'arménienne. J'ai dit en riant : Qui sait, un jour j'en rencontrerai une, j'ai toujours espoir ». Après, le prêtre qui s'occupait de nous nous a trouvé une cantine où mangeaient et couchaient les étudiants. Nous y sommes allés avec Georges mais nous ne sommes restés qu'une semaine car nous n'étions pas bien. J'avais changé de place pour gagner davantage. Je connaissais bien mon métier de cordonnier bottier, j'avais 18 ans et j'ai trouvé du travail dans une usine de chaussures. Georges aussi a changé de place pour gagner davantage dans une autre boulangerie pâtisserie. On gagnait bien notre vie et nous avons trouvé une chambre meublée avec deux lits d'une place. Nous avons acheté une marmite et deux assiettes en aluminium, deux cuillères, deux fourchettes et deux couteaux et nous avons commencé à faire notre cuisine nous-mêmes.


Je n'avais plus aucun parent. Georges avait un jeune frère qui était resté à l'orphelinat d'où on nous avait chassés. Il s'appelait Pierre et il était très jeune à ce moment-là. Il avait encore deux sœurs qui habitaient avec sa sœur aînée à Angora en Turquie. Il correspondait avec elles et comme il ne savait pas bien lire et écrire c'est moi qui répondait aux lettres qu'il recevait. Un jour, la grande sœur de Georges lui a envoyé une lettre dans laquelle elle lui disait qu'elle était marié, mère d'un petit garçon et qu'ils habitaient en France. Ils étaient à Marseille, Saint-Antoine La Gavotte. Elle lui disait ceci î Cher Frère Georges, on ne s'est pas vu depuis dix années, depuis que nos parents ont été massacrés, je me languis de toi. Ici, la France est un beau pays, tranquille. J'ai lu tout cela à Georges en lui expliquant que sa sœur voulait qu'il aille près d'elle en France. Mais il m'a répondu : Quand nous étions plus jeunes nous nous sommes promis d'être comme deux frères jusqu'à notre mort. Même quand nous serons mariés nous ne nous quitterons pas et nous nous fréquenterons comme si nous étions nés de la même mère et tu vas écrire à ma sœur :
« Chère sœur et cher beau-frère. Votre lettre m'a fait plaisir et vous m'avez causé une grande joie en me demandant d'aller près de vous. Mais ici, en Italie, on est très bien, on gagne sa vie. Est-ce qu'en France on pourrait trouver du travail ? De plus, je vis avec un copain que je considère comme mon frère et on s'est promis de ne jamais se quitter jusqu'à la fin de nos jours, son nom est Jean Kujumgian. C'est lui qui écrit toutes mes lettres, si vous voulez aussi le considérer comme un frère et accepter que nous allions tous les deux près de, vous, répondez vite à ma lettre. » Nous n'avons pas attendu longtemps et la réponse est arrivé : « Cher frère Georges. Nous avons bien reçu votre lettre et moi et mon mari nous acceptons avec joie ton copain Jean comme notre frère et ne vous faites pas de souci pour trouver du travail. Ici, en France personne ne meurt de famine, venez sans hésiter. » Georges m'a demandé si j'étais d'accord pour aller à Marseille et je lui ai dit que oui. Alors nous avons demandé à Père Isaïe de nous faire faire des passeports. Il nous les a donnés deux mois après en nous souhaitant un bon voyage. Le lendemain matin nous prenions le train à la gare de Milan et le soir à 9 heures nous étions arrivés à Marseille. La sœur de Georges nous avait envoyé l'adresse d'un restaurant arménien qui se trouvait dans la rue des Dominicains et qui appartenait à son beau-frère. Nous avons pris un taxi qui nous a conduits à ce restaurant où nous avons mangé une soupe et nous avons couché dans un hôtel. Le lendemain matin, un monsieur d'une cinquantaine •d'années est venu à l'hôtel et nous a demandé lequel de nous s'appelait Georges et il lui a dit qu'il était son beau-frère, qu'il s'appelait Roupen Odgian et que sa sœur nous attendait avec impatience. Nous avons pris nos valises et nous sommes arrivés tous les trois à St- Antoine par le tramway. Georges a retrouvé sa sœur, on s'est embrassé, on a pleuré dé joie et elle m'a posé des questions sur ma famille, je lui ai expliqué que mes parents étaient morts et que j'avais perdu un frère de 4 ou 5 ans à Haleb en Syrie. Je ne savais pas s'il était mort ou encore vivant. Elle m'a alors embrassé et m'a dit qu'elle m'estimait comme son frère. Je l'ai remercié ainsi que son mari et nous sommes tous restés deux mois à St- Antoine. Puis Roupen Odgian a acheté une maison à Aix-en-Provence rue Gaston -de- Saporta n° 10. C'était une maison de trois étages. Pendant quinze jours nous avons nettoyé toute cette maison et toute la famille a emménagé à Aix-en-Provence. Au rez-de-chaussée de ce bâtiment, il y avait un grand magasin. Son beau-frère était un homme très brave et il avait très bon cœur. Il a loué la moitié du magasin a un tailleur arménien et il m'a donné l'autre moitié pour que je puisse faire mon métier de cordonnier. Georges avait déjà trouvé du travail dans une boulangerie. Nous étions le 15 mars 1925, j'avais 18 ans et j'ai commencé de travailler dans ce magasin pour mon compte. Avec l'argent que j'ai gagné je me suis acheté une bicyclette. Le jeune tailleur qui travaillait près de moi s'appelait Clément Manavian, nous étions devenus très amis et nous sortions ensemble. Georges était très économe et n'aimait pas du tout sortir. Moi, au contraire, j'aimais beaucoup aller au cinéma et j'allais souvent à Marseille en vélo avec Clément. Un soir, après souper, j'ai demandé à Georges s'il voulait venir au cinéma avec moi. Il a commencé à crier en me reprochant de dépenser trop de sous. Il voulait ramasser de l'argent pour acheter une maison pour tous les deux. Il était donc très en colère et criait que nous ne pourrions rien acheter parce que je dépensais trop et il a fini par me dire « Vas t'en d'ici, tu es dans la maison de ma sœur ». Il avait peut-être raison, mais moi je voulais vivre à mon aise et je pensais au présent et pas à l'avenir. Dieu a dit dans la Bible « Mangez aujourd'hui, ne pensez pas à demain. Ce n'est pas la peine de ramasser des trésors, les voleurs viennent les prendre mais amassez des trésors dans le royaume de Dieu où personne ne viendra vous les prendre ». Je suis très croyant parce que j'ai été élevé par des prêtres à l'orphelinat. Ils nous enseignaient l'histoire Sainte et la Bible. J'ai la foi en Dieu et Notre Seigneur Jésus Christ et ma confiance m'a procuré de vrais miracles. Par exemple : quand Georges m'a mis à la porte je n'ai pas opposé de résistance et je suis parti c'était le 15 septembre 1925, à 8 heures du soir. Je suis allé trouver mon copain Clément Manavian chez lui. Je lui ai raconté que Georges m'avait mis à la porte en lui demandant s'il avait une place pour me faire coucher. Il m'a demandé si j'avais mangé, je lui ai dit que oui et il m'a expliqué qu'il me ferait coucher dans son magasin. Je n'avais pas un sou pour manger le lendemain, il m'a dit « baisse toi et ramasse ce qui est à tes pieds ». C'était 5 F et avec cela on pouvait vivre 5 ou 6 jours. Clément m'a emmené à son magasin, il a mis beaucoup d'étoffés sur son établi pour que je sois tranquille derrière et j'ai dormi là sans souci. Le lendemain quand il est venu travailler Clément m'a informé que son beau-frère M. Philippe voulait me voir. Je suis allé le trouver et il m'a demandé si je voulais aller faire les vendanges avec lui près de Montpellier. J'ai dit bien volontiers mais je n'ai pas l'argent pour payer le voyage. Mais il m'a répondu qu'il le payerait et que je le rembourserai après. Beaucoup de gens disent que les miracles n'existent pas mais moi qui ai foi en Dieu je crois que c'est ma confiance en lui qui m'a sorti de toutes les difficultés. Jésus s'est sacrifié pour ceux qui croient en lui et ceux-là ne seront pas malheureux ni maintenant ni après. Rien ne sert d'être riches puisque nous n'emportons pas nos richesses avec nous après la mort.


J'ai pris le train avec M. Philippe à Aix-en-Provence, nous avons changé de train à Rognac et nous sommes arrivés à Montpellier dans l'après-midi. Le patron qui nous avait embauchés nous attendait à la gare. M. Philippe le connaissait déjà car il avait déjà travaillé pour lui l'année précédente. Nous avions une demi-heure à attendre avant de prendre le petit train qui devait nous conduire chez lui et en attendant il nous a offert à boire un panaché à chacun. Il nous a fallu moins d'une heure pour arriver tous trois au petit village de St-Parqoiarre. Les patrons étaient trois frères, très gentils. Les plus jeunes obéissaient au frère aîné qui était marié. Leur mère était assez âgée et ils habitaient tous ensemble. Tout le monde allait à la messe les dimanches. Nous étions une vingtaine de vendangeurs et vendangeuses. Après un mois nous avions fini de ramasser le raisin et je suis retourné à Aix-en-Provence avec M. Philippe.


Comme je n'avais pas de chambre pour me loger j'ai demandé à mon copain arménien s'il connaissait quelqu'un qui pourrait me louer une chambre et il m'a dit d'aller trouver M. Manakian qui venait d'acheter une maison dans la rue des Arts et Métiers. Je suis allé le voir mais toutes les pièces étaient déjà louées. Il m'a indiqué qu'une dame très bonne qui s'appelait Mme Husiudou venait d'acheter une maison au n° 30 de la rue des Cardeurs. On disait d'elle qu'elle était la mère des pauvres car elle faisait beaucoup de bien. Tous ceux qui venaient d'Ankara la connaissaient mais je n'en avais pas encore entendu parler. M. Manakian m'a expliqué qu'elle avait 6 enfants. L'aînée était Elise, elle était mariée. Le second Georges était marié et parti en Amérique. Il y avait encore avec la mère deux fils et une petite fille. Les deux fils s'appelaient Pierre et Clément. J'ai dit alors que je connaissais bien ces deux garçons. M. Mamakian m'a alors conseillé d'aller trouver l'un des deux qui me conduirait près de sa mère. Je suis allé voir Clément à son travail et après sa journée nous sommes allés tous les deux chez sa mère. Celle-ci m'a donné une petite pièce pour me loger et m'a dit qu'elle ne me ferait pas payer de loyer parce que j'étais orphelin. De temps en temps elle me donnait à manger. Son fils Pierre travaillait dans une usine d'Aix qui fabriquait des chaussures pour les soldats. Il m'a fait embaucher dans cette usine et je suis devenu grand copain de Pierre et de Clément. Leur sœur Joséphine avait 13 ans et elle restait avec leur frère aine pour garder les enfants car il avait trois petits garçons. Ils habitaient dans la maison de la sœur de Georges, la maison où j'habitais moi-même avant de ma fâcher avec Georges. Joséphine était très travailleuse et très débrouil-larde, elle travaillait chez son frère aîné mais en plus elle venait chez sa mère pour nettoyer, laver et repasser car leur mère était assez âgée. Quand elle avait fini le travail chez sa mère elle retournait garder ses neveux. J'ai tout-de-suite eu l'idée de demander la main de Joséphine quand elle serait grande. Comme leur mère était très connue et estimée par beaucoup de familles qui venaient d'Ankara presque tous les 15 jours il y avait un mariage et elles étaient invitées. Joséphine n'avait pourtant que 13 ans mais il y avait toujours quelqu'un pour demander sa main. D'après la coutume de notre pays on ne pouvait pas fréquenter une fille. Il fallait d'abord demander sa main à ses parents. Pierre était très beau garçon et toutes les filles couraient après lui, il fréquentait de jolies filles françaises et sa mère avait peur qu'il en épouse une. Quand il a eu 21 ans elle l'a fiancé avec une fille d'Ankara et le frère de cette fille a demandé la main de Joséphine. Pierre a répondu à sa future belle-mère : Ma sœur n'a que 13 ans à peine, elle n'est pas encore en âge de se marier.


Un matin, au retour d'un mariage il était 2 heures du matin, il y avait toute la famille de la fiancée de Pierre et celui-ci avait cédé son lit aux invités, il est venu coucher avec moi et je lui ai demandé s'il était vrai que son futur beau-frère allait se fiancer avec Joséphine. Il m'a répondu que cela ne risquait pas car elle était trop jeune. J'ai donc été tranquillisé pour quelques temps mais cela n'a pas duré car on a encore une fois demandé sa main. Je voulais à mon tour faire ma demande mais je n'avais pas d'argent pour être fiancé et je n'osais pas. J'avais 19 ans mais je n'avais jamais fréquenté aucune famille et j'avais un peu honte de ma situation d'orphelin. Dans le même couloir de la maison habitait une famille d'arméniens, le mari et la femme sans enfant. Lui s'appelait Toros et sa femme Sophie. J'ai frappé à leur porte, ils m'ont fait entrer, et m'ont offert le café. Je leur ai dit en rougissant que je voulais demander Joséphine en mariage mais que je n'osais pas et que n'ayant plus de parents je leur demandais s'ils voulaient bien les remplacer pour faire la demande à Mme Husiu. M. Toros m'a dit qu'il acceptait bien volontiers et le lendemain il allait trouver la mère de Joséphine. Il lui a expliqué qu'il remplaçait mon père et que je serais pour elle un garçon de plus. Mme Husiu lui a offert un café et lui a dit que sa fille était encore bien jeune et que ses fils devaient donner leur avis mais qu'elle lui donnerait une réponse dans 15 jours. M. Toros a répondu que je n'étais pas pressé et que j'attendrais bien 2 ou 3 ans après avoir été fiancé ce qui me permettrait d'économiser un peu d'argent. Enfin il a quitté Mme Husiu en souhaitant avoir une bonne réponse 15 jours plus tard.


Après ce jour, comme je travaillais avec Pierre à la fabrique de chaussures il a commencé à faire la tête et il ne me parlait plus et j'étais très gêné en sortant du travail avec lui. Enfin un jour je lui dis «Bonjour Pierre, suivant notre coutume j'ai demandé honnêtement la main de ta sœur, si vous êtes d'accord je suis heureux, sinon je quitterai votre maison mais nous sommes toujours bons copains ». Alors Pierre m'a souri mais il m'a reproché de ne pas lui avoir; parlé d'abord de mes projets car n'ayant plus son père et habitant chez sa mère c'est lui qui commandait avec elle à la maison. Je lui ai dit que je n'avais pas osé lui en parler.


Comme Joséphine restait chez son frère aîné pour garder les enfants Mme Husiu avait demandé conseil à ce frère et à sa fille aînée et ils n'étaient pas d'accord. Premièrement parce que Joséphine était trop jeune et deuxièmement ils pensaient qu'ils ne me connaissaient pas, je n'avais pas de parents et j'étais peut-être un voyou. Mme Husiu leur a expliqué que j'étais resté en Italie en orphelinat avec les prêtres arméniens miritarians et que mes parents été massacrés par les Turcs et que j'étais catholique. Mais elle n'a pas pu les convaincre et ils ont refusé de fiancer Joséphine avec moi.


Après cela, Joséphine étant à table avec son frère aîné sa femme et ses enfants, au cours du repas son frère lui dit : Le locataire de maman, ce garçon qui est venu d'Italie a demandé ta main. Si maman et Pierre sont d'accord pour te fiancer avec ce garçon tu vas dire que tu ne veux pas, si tu dis que tu veux bien je te tuerai. Tout-de-suite Joséphine s'est levée de table et elle a couru chez sa mère en pleurant. Celle-ci lui a demandé pourquoi elle pleurait et Joséphine lui a raconté les menaces de son frère Georges. Pierre était dans la salle d'eau en train de se raser et il a tout entendu. Il s'est approché avec la figure toute savonneuse et il a dit à Joséphine « Celui qui veut te tuer n'est pas encore né, à partir d'aujourd'hui tu vas rester à la maison, si Georges a besoin d'une domestique il n'a qu'à chercher ailleurs, chez moi, c'est moi qui commande. Jean a demandé ta main, n'aie pas peur, personne ne peut rien te faire tant que je suis là. » Mais Pierre avait 21 ans et il était déjà fiancé. Joséphine a répondu à son frère «Moi, je ne suis pas toi, fais comme tu veux ». Pierre a demandé à sa mère si elle voulait prendre Jean comme gendre et sa mère a dit que si Joséphine le voulait qu'elle était d'accord et « puisqu'il n'a pas de parents nous le garderons avec nous. J'ai eu 11 enfants. Vous êtes restés 6 frères et sœurs, Jean sera le septième vivant si Dieu le veut. Pierre a répondu à sa mère « J'aime beaucoup Jean, c'est un très honnête garçon. On sort ensemble les dimanches, je ne l'ai jamais vu fréquenter ou promener une fille, il avait même honte de parler à une fille. J'en pends la responsabilité, il a un bon métier de cordonnier bottier, il ne mourra pas de faim. Après les 15 jours que tu as fixés à M. Toros quand il viendra chercher ta réponse tu lui diras que tu acceptes Jean comme futur gendre. On fera une petite fête et Jean donnera un petit bijou à Joséphine comme parole d'honneur. On avertira nos frères et sœurs aînés avec leurs familles pour qu'ils viennent à cette fête. Ceux qui voudront venir seront bien reçus, ceux qui ne voudront pas resteront chez eux. » Je n'avais pas beaucoup d'argent pour acheter un bijou mais j'ai quand même fait acheter un petit bracelet pour donner à Joséphine. Suivant notre coutume ce n'est pas le fiancé qui doit donner le bijou à sa future femme. Je connaissais un oncle de mon copain Clément, M. Estefan Manavian qui était un homme très gentil et très honnête, il était comme moi catholique, il exerçait le métier de tailleur et il était assez riche. Je suis allé le voir pour lui demander de remplacer mon père pour mettre le bracelet au bras de ma fiancée pour parole d'honneur. Cet homme était du même Pays que ma future belle-mère et il a accepté bien volontiers en me disant qu'il m'aimait bien et qu'il était heureux de me rendre ce service.

La petite fête devant avoir lieu le samedi soir après 9 heures, Pierre avait averti ses frère et sœur aînés et quand je suis arrivé avec M. Manavian chez ma future belle-mère toute sa famille était déjà réunie. J'ai embrassé la main de ma belle-mère et comme le veut notre coutume, ils ont offert le café et le digestif. A ce moment M. Manavian a donné de ma part le bracelet à ma fiancée comme parole d'honneur. Puis, mon futur beau-frère Georges qui voulait garder sa sœur m'a dit gentiment que à cause de son jeune âge nous serions obligés d'attendre 2 ou 3 ans avant notre mariage et que d'ici là nous ne devions pas sortir seuls tous les deux mais toujours accompagnés de sa mère ou de l'un de ses frères ou d'une amie. Je lui ai donné mon accord et il m'a dit que plus tard nous ferions des fiançailles officielles.


Dès le lendemain ma belle-mère m'a dit que désormais j'étais son fils et que nous prendrions nos repas ensemble. Nous mangions dans une grande cuisine, mon beau-frère Clément et moi nous étions assis sur un canapé. Pierre était assis sur une chaise à la tête de la table Joséphine et sa mère étaient assises en face. Derrière moi, sur le mur il y avait un tableau qui contenait des photos de leur famille. Il m'a semblé que quelqu'un m'appelait, j’ai tourné la tête et j'ai regardé la photo d'un homme en particulier en disant « Je connais très bien ce Monsieur. » Ma belle-mère m'ayant demandé où je l'avais vu je lui ai dit que c'était M. Krikor Parsehian et que j'avais travaillé chez lui à Constantinople en 1920. Il faisait la fabrication de chaussures pour les Anglais. Ce Monsieur était le neveu de ma future belle-mère, le fils de sa sœur. Il habitait à ce moment à Marseille St- Julien et devait venir le dimanche suivant pour voir ma belle-famille. En effet le dimanche j'ai eu le plaisir de le voir arriver avec sa femme et ses enfants- Dès qu'il m'a vu il m'a reconnu et quand je me suis absenté ma future belle-mère lui a demandé des renseignements sur moi. Il lui a dit que j'étais un brave garçon, très travailleur mais que mon œil gauche ne voyait pas bien et qu'il vaudrait mieux que j'aille consulter un docteur. Ma belle-mère ne parlant pas français elle dit à Clément de m'accompagner chez le docteur. Clément avait 15 ans, il parlait bien français et il m'aimait beaucoup. Il m'accompagna chez le docteur qui me dit en effet que mon œil gauche ne voyait pas très bien mais que le droit était très bien. Clément lui demanda s'a se pourrait que j'ai une infirmité dans ma vieillesse mais il lui répondit que non. Après cette visite Clément me dit qu'il m'aimait beaucoup et qu'il aimait bien aussi sa tante Joséphine puisqu'ils avaient été élevés ensemble et qu'il ne voudrait pas que la faiblesse de cet oeil puisse être un motif pour nous séparer. Quand sa grand-mère lui a demandé le résultat de la visite il lui a répondu comme il me l'avait dit que je n'avais rien du tout aux yeux et que je voyais très bien. Ma belle-mère était contente et lui a répondu « Tant mieux, mes enfants ».


Un jour, j'ai rencontré dans la rue mon ancien collègue Georges chez qui j'avais habité en arrivant à Aix et avec lequel je m'étais fâché. J'ai tourné la tête comme si je ne l'avais pas vu, il m'a alors appelé en me demandant si nous étions toujours fâchés. J'ai répondu que non et il m'a alors demandé d'oublier notre désaccord et de rester des frères comme nous nous l'étions promis à l'orphelinat. Je lui ai présenté ma fiancée et après ce jour il venait souvent chez ma belle-mère pour prendre le café en ma présence- Nous sommes redevenus comme deux frères.


Deux mois après avoir fait la fête pour notre parole d'honneur les frères de Joséphine - décidèrent de faire des fiançailles officielles. J'ai fait acheter à ma belle-mère une assez jolie bague pour offrir ce jour-là à Joséphine, Sa mère avait été bijoutière à Ankara et elle connaissait bien les bijoux. Ils ont loué une grande salle à Aix, cours Mirabeau pour faire le lunch et ils ont invité environ 200 personnes, des amis de leur pays qui habitaient à Aix et à Marseille. Le beau-frère de Joséphine et son cousin, mari de sa cousine germaine ont accepté de payer les frais des fiançailles et son frère Georges a payé l'orchestre. Avant le lunch vers 19 heures le samedi soir nous avons fait nos fiançailles. L'orchestre oriental a commencé de jouer de la musique. Joséphine, ses parents et moi nous étions assis à une grande table toute garnie de fleurs. Tout le monde s'est levé et moi J'ai mis la bague au doigt de Joséphine. Ma belle-mère m'a offert une montre en or avec une longue chaîne d'or qu'elle avait rapportées de Turquie. Mon copain Georges a offert aussi une bague à Joséphine, comme s'il était son beau-frère. D'après nos coutumes la cérémonie des fiançailles est organisée par la famille de la fille et le mariage est payé par le garçon et sa famille. Comme Joséphine n'avait que 13 ans je pensais bien que dans 2 ans je pourrais ramasser assez d'argent pour notre mariage.


Je travaillais à la fabrique de chaussu
res de la caserne avec Pierre mon futur beau-frère. Un jour le patron a demandé à Pierre s'il connaissait une jeune fille arménienne qui pourrait venir travailler pour coller les basanes dans les chaussures. Pierre lui a proposé sa sœur Joséphine et le patron ayant accepté, à partir de ce jour nous avons travaillé tous les trois ensemble.

Joséphine avait de beaux cheveux blonds, très longs et bouclés. Elle voulait les couper mais sa mère ne lui permettait pas car elle savait que J'aimais beaucoup cette longue chevelure. Mais un jour en travaillant devant sa machine ses cheveux se sont enroulés dans un engrenage. Heureusement il y avait Mm Léon-tine qui travaillait prés d'elle et qui a vite arrêté la machine mais beaucoup de ses cheveux avaient été coupés et Joséphine a eu longtemps mai à la tête à cause d'un coup reçu derrière la tête. A la suite de cet accident elle a été obligée de couper ses cheveux très courts.


Nous avons été fiancés pendant 2 ans et pendant tout ce temps nous ne sommes pas sortis une seule fois tous les deux. nous étions toujours accompagnés par quelqu'un. J'aimais de plus en plus Joséphine, c'était une fille honnête, travailleuse, débrouil¬larde et aussi très propre et élégante. Je remerciais le Bon Dieu de m'avoir donné la chance de rencontrer une telle fille et de tomber dans une famille honnête et brave, Sa mère était une femme de cœur, très estimée de tout le monde puisqu'on l'appelait la mère des pauvres.


Mais mon métier de cordonnier ne me rapportait pas beaucoup d'argent et au mois de mai 1926 j'ai été travailler dans une blanchisserie à AIX-EN-PROVENCE. Les patrons étaient gentils, ils s'appelaient M. Jilée et M. Bibas et dirigeaient tous deux cette Blanchisserie et Teinturerie Moderne,



Nous étions fiancés depuis octobre 1925 et j'avais promis à ma belle-mère de rester avec elle après notre mariage- Juste avant celui-ci elle craignait de me voir changer d'avis et m'a redemandé si nous habiterions toujours chez elle. Joséphine était son onzième enfant et elle était née sis mois après la mort de son mari. Je l'ai rassurée en lui disant que nous resterions avec elle. Pierre devant également se marier, il a été décidé de tare les deux mariages ensemble. Nous aurions ainsi les mêmes frais pour les deux cérémonies. Je n'avais pas beaucoup d'argent d'avance et pour commander mon smoking j'avais emprunté 700 francs à mon copain Georges en lui demandant de n'en pas parler à Joséphine et il a été d'accord pour que je lui rembourse cette somme tout doucement.


Enfin le jour du mariage est arrivé, il y avait beaucoup d'invités. A cette époque les taxis n'existaient pas ou ils étaient rares, nous sommes alite à l'église de la rue Mignier en fiacre et c'est Mgr Bahabannian qui nous a mariés- A la sortie de l'église nous avons fait le tour d'Aix en fiacre avec les invités qui en avaient loués également, et nous sommes arrivés au Salon pour le lunch. Il y avait environ 200 personnes et un orchestre oriental jouait des airs de danse. Ma belle-mère m'a offert une bague toute entourée de diamants et j'ai donné à Joséphine un pendentif La fête a duré de 21 heures jusqu'à 3 heures du matin du lendemain dimanche 29 avril 1928.


Mon patron m'avait donné une semaine pour faire un voyage de noces mais nous ne sommes pas partis car nous n'avions pas assez d'argent. J'avais réussi à acheter un lit à la salle des ventes. Ma belle-mère nous prêtait le matelas et les couvertures et elle nous nourrissait.


Huit Jours après notre mariage je suis retourné au travail, J'étais devenu chef des laveurs. Les ouvriers de la blanchisserie m'ont offert un joli dessus de lit,


Un jour j'ai vu dans les annonces du Journal de la blanchisserie qu'un hôtel P,L.M. demandait un chef laveur, nourri, logé, 900 F par mois et le conjoint 600 F par mois. A ce moment là Joséphine travaillait aux Calissons, boulevard de la Gare, chez Parli. Le soir, en rentrant du travail j'ai demandé à ma femme si elle voulait que nous fassions les saisons en hôtel pour gagner un peu plus d'argent. Elle n'a pas refusé, nous nous aimions beaucoup, nous n'étions jamais l'un sans l'autre et nous ne nous contrarions jamais. Nous avons écrit à cet hôtel et huit jours après nous avions leur accord pour commencer le 1er avril 1930 à Combloux en Haute-Savoie. Avant d'y aller, comme nous n'avions pas fait de voyage de noces, j'ai proposé à Joséphine d'aller voir son parrain à Paris pour visiter le ville- Comme elle était d'accord nous avons pris le train de Marseille- Paris et, arrivés à Paris nous avons pris un taxi qui nous a conduit dans le quartier du parrain de Joséphine et nous avons pris une chambre dans un hôtel. Le parrain de ma femme était avocat, c'était M. Hadgi Martayan, c'est-à-dire Jean Martayian- II était le cousin du père de Joséphine. Vers onze heures du matin nous sommes allés chez lui, sa femme nous a ouvert, c'était la marraine de Joséphine, elle a été très surprise, elle a embrassé très fort sa filleule et m'a touché la main. Nous sommes entrés au salon, ce salon bourgeois m'a impressionné, j'avais honte, je suis devenu rouge comme une tomate et Je transpirais- Les hommes n'étaient pas encore arrivés. Joséphine était enceinte depuis la fin de décembre 1929 et sa marraine s'en est aperçu. Elle lui a reproché d'avoir .mis un corset dans son état en lui disant que c'était une chose bien naturelle et elle lui a fait enlever son corset, bien que Joséphine avait un peu honte de se présenter ainsi à son parrain. Nous voulions partir un peu avant midi mais sa marraine nous a dit que nous allions déjeuner ensemble avec son mari et son fils Georges qui rentraient du Palais de Justice vers midi vingt J'avais vu Georges chez ma belle-mère à Aix-en-Provence. C'était un garçon de 28 à 30 ans, très gai et très sympathique, il est arrivé à l'heure dite avec son père et ils ont été très étonnés et très heureux de nous voir. Ils nous ont gardés trois jours chez eux puis Parrain nous a accompagnés à la gare pour prendre le train de Sallanches. De Sallanches nous avons pris le car P.L.M-qui nous a conduits à Combloux. Le Directeur de la Blanchisserie de l'Hôtel nous attendait et nous avons commencé de travailler le 1er avril 1930- Combloux est une jolie petite ville située en hauteur. Aux alentours il y a beaucoup de pommiers, de noyers, de noisetiers et des myrtilles- Le panorama est magnifique le soir quand le soleil se couche tout rouge derrière le Mont Blanc. Comme je finissais de travailler vers 16 heures J'allais me promener dans la forêt, un jour je ramassais des myrtilles, des noix, de fraises, le lendemain je trouvais des pommes ou des noisettes et j'en donnais aux ouvrières qui étaient contentes.. Les jours où je n'apportais rien elles me disaient « Alors, aujourd'hui tu nous apportes rien M. Jean ? » Quelquefois aussi, j'apportais des petits oiseaux que je tuais avec un lance-pierre. J'emmenais souvent avec moi Joséphine dans la montagne, nous nous aimions beaucoup et nous étions heureux. Nous ramassions des fleurs, c'était une belle vie- Un dimanche, nous avons décidé avec toute les autres ouvrières d'aller à Megève en nous promenant. Il y a 4 ou 5 kilomètres entre Combloux et Megève, œ n'est pas loin et il y avait un beau soleil. Mais en cours de route un gros orage est arrivé. Certains ouvrières avaient des parapluies mais la pluie tombait comme si on la versait avec un seau. A ce moment j'étais au milieu des champs où je ramassais des fleurs. Je suis rentré tellement trempé qu'on aurait dit que j'étais tombé dans une bassine. Le lendemain J'avais mal à la tête et je n'avais pas envie de manger. Je suis monté dans ma chambre pour me coucher et ma femme m'a pris ma température. J'avais 41. Mon directeur est monté me voir et il a tout de suite fait venir le docteur. Celui-ci m'a ordonné une purge et des cachets mais il a dit au directeur que si la fièvre ne descendait pas il faudrait mener à l'hôpital. Il était 20 heures et il n'y a pas de pharmacie à Combloux, il fallait aller à Megève pour chercher les médica¬ments. Heureusement il y avait un ouvrier qui travaillait avec moi, c'était Raymond, il nous a dit « ne vous faites pas de souci, je suis du pays, j'irai à Megève chercher les médicaments mais ne le dites pas à ma mère », Je lui ai demandé pourquoi il m'a répondu qu'il avait été blessé au ventre par une balle de revolver et que le docteur lui interdisait de faire du vélo. Mais il a ajouté qu'il m'aimait beaucoup et qu'il irait chercher mes remèdes même au risque qu'il lui arrive quelque chose. Il est revenu sans problèmes à 23 heures 30 et, comme je n'avais jamais pris de médicaments j'ai demandé à Joséphine comment il fallait prendre l'huile de ricin. Elle m'a dit « Tu mets 2 sucres dedans et tu bois ». Je devais prendre cette purge le lendemain matin à 5 heures. Pour ne pas réveiller ma femme à cette heure là, je me suis levé tout doucement, j'ai mis 2 sucres dans l'huile de ricin et je l'ai bue difficilement. Joséphine s'est levée à 7 heures et m'a demandé si j'avais pris ma purge, je lui ai expliqué que j'avais bien fait comme elle m'avait dit avec deux sucres- Cela l'a bien amusée car elle m'a dit que c'était pour rire qu'elle m'avait recommandé de sucrer l'huile de ricin. Le même jour mon copain Raymond est monté me voir, il s'est assis près de mon lit et après m'avoir dit bonjour il s'est mis à pleurer. Je lui en ai demandé la raison et s'il lui était arrivé quelque chose de grave. Il m'a répondu que non mais j'ai compris que le docteur m'avait trouvé très malade. Je l'ai réconforté en lui disant de ne pas se faire du souci pour moi car Je serai bientôt guéri. Mon directeur téléphonait pour moi dans tous les hôpitaux de la région mais ils étaient tous complets. Il y avait un lit libre dans un hospice de vieillards à Sallanches. Monsieur le Directeur a fait mettre un matelas dans une fourgonnette de la Blanchisserie et avant mon départ pour Sallanches il m'a dit qu'il m'attendrait jusqu'au 15 juillet mais si Je n'étais pas guéri à cette date il serait obligé de me remplacer car la saison commençait au mois de juillet. Je lui ai répondu qu'il ne craigne rien, que je serai guéri au 15 juillet et que je reprendrai mon travail ce jour-là, ïl nous aimait beaucoup et souhaitait que je guérisse car il nous estimait bien tous les deux. C'était un homme d'une soixantaine d'années et nous nous entendions très bien avec lui et avec toute sa famille qui travaillait aussi à la Blanchisserie. Quand il m'a fait monter dans la fourgonnette ses yeux se remplissaient de larmes. C'était un Alsacien, il s'appelait Quitvasser.


Nous étions le 1er juillet. À mon arrivée à Sallanches on m'a mis dans une chambre seul et le docteur est venu aussitôt me rendre visite. J'avais 41 de fièvre. Il ne m'a pas donné de médicament. Il a dit aux sœurs de me donner un litre de tisane froide et un litre d'eau froide. Puis de faire bouillir de l'eau et après l'avoir fait refroidir on m'en a donné pendant trois jours à raison de deux litres par jour et il fallait que je fasse deux litres d'urine par jour. Au troisième jour le docteur est venu et dans la journée la fièvre est tombé de 40° à 36° 1/2. Le docteur était très content, il m'a dit qu'il ne pensait pas ma guérison possible et qu'il n'avait plus l'espoir de me sauver. Je lui ai répondu que ma femme et moi nous étions très croyants. Je priais toujours Notre Seigneur Jésus Christ pour que je guérisse et j'ai promis à Ste- Marie de lui faire un cadeau le Jour où Je sortirai de l'hospice. J'avais confiance en Dieu et J'étais sûr qu'il entendrait ma prière et celle de ma femme. C'est cette confiance qui m'a fait promettre à mon Directeur d'être à mon travail le 15 juillet.


Après cinq jours sans fièvre le docteur m'a autorisé à manger. J'avais tant maigri que je faisais peur. Un soir, vers 10 heures ma femme est venue me voir. H n'y avait pas de car à cette heure là. Joséphine était venue à pieds par la montagne, il y avait 7 km entre Sallanches et Combloux. Quand die est arrivée à l'hospice, la sœur garde malades de nuit a ouvert le portail mais elle a dit à Joséphine que ce n'était plus l'heure des visites mais voyant ma femme enceinte, elle a été voir sa Supérieure. Celle-ci étant venue voir ce qui se passait, Joséphine lui a expliqué la situation, elle était à ce moment enceinte de 6 mois et comme elle travaillait dans la journée, elle est venue pour me voir après son travail. La Supérieure lui a demandé son âge et ma femme a répondu qu'elle avait 16 ans. On lui a donné l'autorisation de venir près de moi et la sœur l'a accompagnée jusque dans ma chambre. Elle est restée avec moi une demi heure et a constaté avec joie que je n'avais plus de fièvre puis elle est repartie à Combloux à pieds par la route de montagne. Elle y est arrivée vers 2 heures du matin très fatiguée après avoir eu peur pendant tout ce trajet.


Notre chambre avait été désinfectée et fermée et Joséphine couchait près d'une dame âgée. La veille le Directeur avait vu que ma femme n'était pas au repas du soir. 11 y avait une papeterie à Combloux tenue par une dame Saimona qui était Israélite d'Istanbul. Elle parlait bien la tangue turque et Joséphine allait souvent chez elle. Notre Directeur qui savait cela a été lui demander si ma femme était chez elle mais elle lui a dit qu'elle l'avait vue passer devant son magasin vers 19 heures et qu'elle avait sûrement été voir son mari à Sallanches.


Le lendemain Joséphine était à son travail à 7 heures. Le directeur, sa femme et sa fille sont venus la voir tout de suite en lui demandant où elle était la veille. Elle leur a dit qu'elle était venue me voir pour se rendre compte dans quel état j'étais. On lui avait en effet demandé si je mourais qu'elle serait son attitude et si elle repartirait chez elle. Elle leur avait répondu qu'elle resterait à Combloux pour être près du cimetière, elle allait avoir un enfant de moi qui porterait mon nom et qu'elle ne voulait pas m'oublier car elle m'aimait beaucoup. Mais elle a terminé en disant qu'elle était très heureuse car j'allais beaucoup mieux et je leur faisait dire comme je leur avais promis le jour de mon arrivée à l'hospice que je serais à mon travail le 15 juillet.


Le 13 juillet le directeur est venu me rendre visite. J'étais assis à la terrasse devant ma chambre, bien habillé et rasé. Il était très content de me voir, il m'apportait une bouteille de Champagne, un gros cigare et une grosse boîte de gâteaux. Il voulait que je reste encore à l'hospice jusqu'à la fin du mois et qu'il me payerait mon mois complet Je n'ai pas voulu car je lui avais promis de travailler le 15. J'avais prié Dieu de me guérir et il m'a guéri malgré l'avis du docteur qui ne pensait pas me sauver. J'avais dit aussi à mon copain Raymond que je serais avec lui au travail le 15 juillet. Devant ma décision mon directeur n'a pas insisté et il m'a donné sa carte P.L.M. pour mon voyage de retour. Ainsi je n'avais pas à payer le car pour revenir à Combloux.
Comme convenu, le 15 je suis rentré à l'atelier de Blanchisserie. Tout le personnel était content de me revoir et J'ai commencé de travailler. Mais j'étais très faible, j'avais les jambes en flanelle. Mon copain Raymond m'a dit alors : Ne te fais pas de souci Jean, tu m'expliques les doses de produit que tu mets dans les machines et je ferai ton travail et le mien.
Comme mon directeur était très brave il m'a commandé des repas spéciaux pendant un mois pour que je reprenne de forces. La saison d'été finissait fin septembre et à ce moment là le directeur nous a proposé de rester chez lui pour faire la saison d'hiver mais on ne pouvait pas rester car ma femme allait avoir notre bébé et nous voulions retourner à Aix-en-Provence près de nos parents.


Nous avons quitté Combloux le 26 septembre en prenant le train à Sallanches. En montant dans le train Joséphine a commencé à se sentir mal. Une dame était assise en face de nous dans notre compartiment, elle a regardé ma femme et lui a dit :
« Ma fille, tu es bien avancée mais ne te fais pas de souci, si tu accouches dans le train je suis sage-femme ». Le voyage s'est bien passé, on descend du train vers 2 heures, on prend l'autobus pour Aix où on arrive à la maison vers 3 heures de l'après-midi. Joséphine était bien fatiguée, sa mère l'a fait allonger sur le lit et a fait venir une sage-femme. Celle-ci, après consultation lui a dit que c'était pour bientôt En effet, le 28 septembre 1930 à 2 heures du matin nous avons eu notre premier garçon. Nous lui avons donné le nom de mon père : Agob, Jacques. Joséphine avait 16 ans et moi 22 ans. Je suis retourné à la Teinturerie Moderne où Je travaillais avant notre départ à Combloux. Joséphine a repris son travail chez Parli, fabrique de Calissons où elle avait déjà travaillé dès qu'elle a été remise de son accouchement c'est-à-dire 15 jours après. Je gagnais 106 F par semaine et ma femme en gagnait 130. Mais elle faisait beaucoup d'heures supplémentaires, elle travaillait après souper jusqu'à minuit. Sa mère gardait notre petit Jacques et nous travaillions autant que nous pouvions.
Mon beau-frère me demanda un jour s'il ne me restait aucun parent après le massacre des Turcs. Il me restait un seul frère qui avait 4 ou 5 ans quand les gendarmes Turcs m'ont ramassé en Syrie à Haleb et c'est là que je l'ai perdu. Mon beau-frère m'a expliqué que dans sa maison habitait un arménien orphelin du nom de Heratdghian qui avait perdu ses deux sœurs au moment des massacres et qu il les avait retrouvées à Beyrouth. Depuis, il les a fait venir avec lui en France. En le lui demandant je pourrais peut-être savoir comment il a fait pour tes retrouver. Je suis allé voir ce M. Heratdghian pour lui demander ce qu'il avait fait et il m'a répondu tout simplement qu'il avait écrit des lettres aux églises arméniennes dTialéb^-de Damas et de Beyrouth en disant qu'il cherchait ses sœurs. Si je voulais il m'a offert de faire la même chose pour moi en écrivant pour chercher mon frère. J'ai dit oui bien volontiers car cela me rendait un grand service. Il m'a donc écrit trois lettres que j'ai expédiées à Haleb, Damas et Beyrouth. C'était le 22 avril 1929 et le 25 juin j'ai reçu une lettre de Beyrouth me disant que mon frère habitait depuis 2 ans en France, à Lyon 370, cours Gambetta. J'ai écrit aussitôt à cette adresse et j'ai attendu un mois sans avoir de réponse. J'ai écrit une deuxième lettre et après un autre mois je n'avais toujours pas. de réponse. J'ai alors envoyé une lettre recommandée et 8 jours après j'avais une lettre de la propriétaire où mon frère avait habité. Elle me disait qu'il était parti il y avait un an et qu'elle ne connaissait pas sa nouvelle adresse.


J'ai fait mettre une annonce dans les journaux français et arméniens et 8 jours après j'avais une lettre de mon frère de Valence dans la Drôme. Dès que J'ai ouvert la lettre et que j'ai vu sa photo qu'elle contenait je me suis mis à pleurer et je ne pouvais pas lire sa lettre tant Je pleurais de Joie. Quelques minute après je me suis calmé et j'ai lu « Cher frère. C'était dimanche. Je jouais à la belote avec des copains dans un Bar Arménien quand vers 11 heures du matin un de mes copains me dit : Serge, lis cette annonce qui est dans le. Journal et je lui ai répondu : laisse-moi tranquille je lirai le journal tout à l'heure mais mon copain m'a forcé à lire avec soin et j'ai lu ton annonce : Je cherche mon frère perdu pendant les massacres en 1915. Il avait 4 ou 5 ans, son nom est Serge Kujumgian, son père s'appelait Jacques, il était gendarme, sa mère s'appelait Marie. Nous avions deux oncles, l'un docteur et l'autre Arsène, notre pays était Adana. « Si tu es célibataire viens me voir, si tu es marié j'irai te voir. Voici mon adresse : 25, rue Balthazar Barot, Valence.


J'étais tellement heureux que j'ai dit à ma femme que nous partions tout de suite à Valence. Mon beau-frère Pierre m'a dit que j'étais fatigué et qu'il nous accompagnerait car nous ne connaissions pas bien la France. C'était le 6 avril 1930, Pierre, ma femme et moi nous sommes allés à la gare d'Aix mais on nous a dit au guichet qu'il n'y avait pas de train Jusqu'au lendemain matin à 6 heures. Nous sommes retournés à la maison mais cette nuit, je ne pouvais pas dormir. J'ai réveillé Pierre et Joséphine vers 4 heures 1/2 pour prendre le train à 6 heures. 1/2 heure après nous étions à Rognai* où nous avons changé de train pour Valence. Nous y étions vers 9 heures 1/2. Nous sommes rentrés dans un bar en face de la gare pour prendre un café chaud. Il faisait très froid dehors et mon beau-frère nous a proposé d'aller chercher la maison de mon frère et de revenir nous chercher quand il l'aurait trouvée. Il était de retour 3/4 d'heure après. Il avait bien trouvé le logement de mon frère mais celui-ci n'était pas chez lui car il travaillait Jusqu'à midi. Mon frère était fiancé et Pierre est parti chercher la clé de sa chambre qui se trouvait chez sa fiancée. En l'attendant nous étions allés près de chez mon frère dans un bar qui faisait le coin de sa me. Nous étions assis dans la véranda du café et nous avons vu arriver beaucoup d'Arméniens qui venaient nous voir car ils étaient au courant de notre histoire.


Enfin Pierre nous a apporté la clé de la chambre de Serge et nous y sommes montés, Pierre, Joséphine et moi. Cette chambre était au 1er étage Juste en face des escaliers. Mais tout le long des escaliers il y avait les copains de mon frère qui l'attendaient pour lui donner des nouvelles. 11 était 12 heures 15 quand nous sommes entrés dans cette chambre et j'ai été content de voir qu'elle était très propre et en ordre. Le journal où était mon annonce était sur la table et je l'ai pris pour le lire. Mais tout à coup j'ai pris la chair de poule. Joséphine était assise près de moi et Je lui ai dit « Mon frère est arrivé, j'ai entendu sa voix. Il disait « qu'est-ce qui arrive, il y a tant de monde devant chez moi ? Il était en bas des escaliers et moi en haut Je tremblais de joie et j'ai entendu ses copains dire à Serge que son frère l'attendait dans sa chambre. Il a répondu qu'il rentrait du travail et qu'il était très sale, il voulait aller prendre une douche et venir après. J'ai demandé à un de ses copains qui était en haut d'aller le chercher et qu'il monte comme il était. Il est monté, il a dit bonjour mais il ne m'a pas reconnu et il gardait le silence. De mon côté j'étais tellement heureux d'avoir retrouvé mon frère que je ne pouvais pas dire une parole. Je faisais semblant de lire le journal, Pierre a • dit : De ce Monsieur ou de moi, lequel est ton frère ? Serge nous a regardé plusieurs fois tous les deux et en arrêtant son regard sur moi il a dit « c'est lui mon frère » et il nous a embrassé tous les trois. J'ai présenté Joséphine mon épouse et Pierre mon beau-frère et nous pleurions de joie. .Serge nous a dit qu'il était fiancé et que nous allions aller manger dans la famille de la jeune fille mais avant il fallait qu'il aille se mettre propre, puis qu'il reviendrait nous chercher. Nous étions bien d'accord et nous avons été chez sa fiancée. Nous avons été très bien reçus, la fiancée était comme nous, orpheline des massacres et je m'attendais à une toute jeune fille ce qui n'était pas le cas. Nous devions reprendre le train pour Aix dans l'après-midi. Serge nous a accompagnés et je lui ai demandé l'âge de sa fiancée. Il m'a répondu « 20 ans de plus que moi » Toi, tu as 18 ans, alors elle en a 38 ? Mon frère a dit oui. Nous étions à la gare, je lui ai dit de bien réfléchir et de venir me voir à Aix le samedi suivant. Quand il est venu je lui ai demandé s'il aimait vraiment cette fille et il m'a dit que oui. Je n'étais pas d'accord en voyant cette différence d'âge et en cachette de Serge j'ai demandé conseil à ma belle-mère. « S'il aime cette Fille m'a-t-elle dit il vaut mieux le laisser marier, si c'est son destin, il sera peut-être heureux. Si tu l'empêches de se marier avec celle qu'il aime nous pourrons lui trouver une jeune fille à l'avenir mais s'il est malheureux avec celle que nous lui aurons choisie tu en seras responsable. Il vaut mieux lui laissa" son choix. En réfléchissant je pensais que ma belle-mère avait raison.


J'ai dit à Serge « si tu l'aimes tu peux te marier mais dans l'avenir si tu n'es pas heureux après ton mariage il ne faudra pas me dire « j'étais jeune et tu ne m'as pas conseillé ». Réfléchis bien et si tu te maries nous serons parrains de ton mariage. Serge était d'accord et nous avons fait le mariage, il était bien heureux.
Je travaillais toujours à la Blanchisserie et Joséphine à la fabrique de Calissons. Elle travaillait 12 heures par Jour, son travail était assez éloigné du centre de la ville où nous habitions et tous les soirs à minuit j'allais la chercher. Comme nous habitions chez ma belle-mère nous économisions l'argent du loyer et en 1932 nous avons acheté une voiture d'occasion, une Anulcar torpédo. Nous étions très heureux jusqu'en 1938.



 

Pour la Blanchisserie où je travaillais nous étions 70 ouvriers hommes et femmes. J'étais chef, nous avons formé un syndicat et nous avons fait la grève. C'était au moment du gouvernement Laval et il n'a pas accordé d'indemnité de chômage aux grévistes, A œ moment nous avions deux enfants. Jacques né en 1930 et Florence, née le 14 juillet 1937, Nous allions pointer au bureau du chômage mais on ne nous donnait pas d'argent La Bourse du Travail nous donnait des tickets pour nous ravitailler en pain, riz et viande. Mais nous étions mal vus par les commerçants. Ils nous servaient mal surtout les bouchers qui nous donnaient de la viande de qualité inférieure, elle était dure à avaler et nous étions gênés pour aller chercher notre nourriture. Quelquefois nous n'avions pas de pain sur la table et j'en pleurais pour ma femme et mes enfants. On ne disait rien à la famille mais on souffrait en silence ma femme et moi. Joséphine allait faire quelques ménages pour 1 / 2 kilo de patates ou de pâtes. Comme je connaissais bien mon métier de cordonnier de temps en temps j'allais chercher du travail chez le cordonnier. J'avais mon filleul qui tenait un magasin de chaussures, il me donnait aussi un peu de travail que je faisais à la maison pour gagner quelques sous. Mais cela n'a pas duré longtemps, quelqu'un a dû m'espionner et a raconté au bureau du chômage que je travaillais à la maison en cachette. Le directeur m'a convoqué et m'a reproché de travailler chez moi. Je n'ai pas nié mais comment fallait-il que je fasse pour nourrir ma famille ? Fallait-il que je vole pour élever mes enfants ? Le directeur a été très compréhensif, il m'a dit « Tu as raison, mais comme quelqu'un t'a dénoncé Je suis obligé de faire une enquête chez toi. Je vais y envoyer deux inspecteurs, tu rentres vite et tu débarrasses tous tes outils, tu mets tout propre et tu te débrouilles pour avoir un certificat de ton patron disant qu'il fa licencié par manque de travail et je te ferai toucher le chômage. Je te favorise parce que tu es jeune et que tu as deux enfants. J'ai bien remercié ce directeur qui était très brave et qui comprenait la situation des malheureux. J'ai fait ce qu'il m'avait dit et j'ai envoyé ma femme chercha* un certificat chez mon patron mais celui-ci a refusé carrément de lui fournir le certificat qu'elle demandait. Elle l'a supplié pour nos enfants elle a pleuré mais il n'en a pas eu pitié et elle est rentrée à la maison en pleurant Je l'ai consolée en disant que le lendemain j'irai chercher moi-même ce papier. J'avais travaillé 15 ans dans cette usine et il ne pouvait pas me refuser ça. •Le lendemain je suis allé trouver ce patron dans son bureau. Il était espagnol et s'appelait Péris. J'ai dit « Bonjour M, Péris, je viens chercher le certificat prouvant que vous m'avez licencié pour manque de travail. »


M. Péris a refusé de me donner ce certificat alors j'ai fermé la porte de son bureau, de la main gauche je l'ai pris à la gorge et de la main droite j'ai pris une chaise. Je lui ai dit « Ou vous me faites le certificat que je vous demande ou je vous massacre avec cette chaise ». Je le tenais en l'air pour l'assommer, je ne voyais plus rien, je tremblais de colère. Dès qu'il m'a vu comme ça M. Péris m'a fait tout de suite le certificat demandé et je suis retourné chez le directeur du chômage d'Aix-en-Provence, Celui-ci m'a demandé « Comment t'es-tu débrouillé mon petit pour avoir ce certificat ? Je lui ai expliqué mon cas et il m'a répondu « Tu as bien fait» à partir d'aujourd'hui tu toucheras ton chômage ».


Huit jours après j'ai reçu une convocation du commissariat de Police d'Aix-en-Provence p
our le lundi à 14 heures. Je me suis présenté avec Clément, le neveu de mon épouse qui m'aimait beaucoup et parlait bien la langue française. Le commissaire m'a demandé : Est-ce que tu as menacé ton patron M. Péris ? J'ai demandé à Clément qu'est-ce que ça veut dire « menacé » ? Je ne parlais pas bien le français- II m'a dit : Tu voulais tuer ton patron ? J'ai répondu « Non, Jamais, je voulais seulement avoir un certificat pour aller au chômage. Comme il ne voulait pas me le donner je lui ai fait peur en criant ». Le commissaire m'a répondu « Même si tu lui avais cassé la tête je ne t'aurais rien fait parce que ce salaud est rentré en France à la guerre de 1914. il est venu à Aix, il vendait et il s'est enrichi. Il n'a jamais versé un centime ni pour l'hôpital, ni pour l'orphelinat, la mairie ou le bureau de Bienfaisance. Si tu veux retourner travailler chez lui, vas-y de ma part et s'il ne t'embauche pas viens me voir. J'ai remercié le commissaire mais comme je touchais le chômage je cherchais un travail dans mon métier de cordonnier,

En 1939 J'ai quitté le chômage pour travailler chez mon filleul qui tenait un magasin de chaussures mais cela n'a pas duré longtemps car je ne gagnais pas assez. En 1940 j'ai passé le conseil de révision mais comme j'avais deux enfants on a retardé mon appel pour faire le service militaire. Nous étions partis de chez ma belle-mère et avions trouvé un petit appartement pas loin de chez elle car elle nous rendait service en gardant nos enfants. Nous avions une cuisine et une chambre à coucher au 4e étage, et nous travaillons tous les deux ma femme et moi. Nous avions vécu 10 ans chez ma belle-mère et en 1940 à la déclaration de guerre nous l'avons prise avec nous ainsi que deux de ses fils Pierre et Clément.  Cela n’a pas duré longtemps. Pierre 34 ans a été envoyé en Allemagne, Clément 29 ans a été au service militaire. Ma belle-mère restait donc seule et malade. Elle préférait habiter avec nous plutôt qu'avec ses grands enfants. L/aînée était Elise, le deuxième Georges. Ma belle-mère a eu onze enfants. Ma femme est la dernière. Six enfants sont décédés à Ankara. L'un des garçons est parti en Amérique, à Boston. Leur père était mort à 35 ans, empoisonné par les Turcs. Sa femme a élevé seule cinq enfants en travaillant jours et nuits. Elle était très attachée à ses enfants et priait Dieu en souhaitant mourir plutôt que l'un de ses enfants. Elle avait gardé sa belle-mère qui est morte assez âgée.

A la déclaration de guerre en 1940 elle était fatiguée et quand sonnait la sirène elle ne pouvait pas se déplacer. Nous l'avons donc prise chez nous. Vers le mois de mai elle était plus malade et le docteur après sa consultation nous a dit qu'elle avait une maladie cardiaque. Ma belle-mère était très attachée à Joséphine parce que ma femme était née 6 mois après la mort de son mari. Elle est décédée en mars 1941.


A ce moment je ne travaillais pas beaucoup et nous manquions d'argent Tous les matins ma femme allait au marché faire la queue pour un paquet de légumes pour faire la coupe. Les femmes qui faisaient la queue avec elle lui ont parfois donné des gifles, disant que ce n'était pas son tour.


Un jour, j'ai reçu une convocation de Marseille, rue Honorât pour aller travailler en Allemagne. Je ne me suis pas présenté. Quinze jours après j'ai reçu une autre convocation puis une troisième auxquelles je n'ai pas répondu non plus. Je pensais que si j'allais rue Honorât je n'en sortirai pas. D'autre part je savais que la Gestapo française me cherchait. En fin de compte Je décidai quand même d'aller me présenter rue Honorât mais comme il faisait très froid j'ai demandé à ma femme de me tricoter deux paires de chaussettes chaudes et je voulais me faire des chaussures montantes.


Dans notre petite cuisine nous nous chauffions au charbon. J'avais mis une pelle de charbon dans le poêle et je commençais à faire mes gros souliers pendant que ma femme tricotait mes chaussettes. C'était un soir vers 8 heures. On frappe à la porte, c'était mon ami Maurice Sossade qui était de la police secrète. II m'a demandé ce que je faisais et je lui ai confié mon intention d'aller me présenter rue Honorât car j'avais déjà reçu trois convocations. II m'a demandé ces papiers et quand il les a eus dans les mains il les a jetés dans le poêle. Je ne voulais pas cela pensant que la Gestapo allait faire souffrir ma femme mais cet ami m'a emmené chez lui où il m'a gardé 8 jours.


Il y avait à Aix-en-Provence des entrepreneurs qui travaillaient pour les Allemands en faisant des tranchées pour poser des câbles téléphoniques. Mon ami Maurice m'a fait embaucher sous un faux nom à l'entreprise Pontavya et je travaillais au creusement des tranchées. Le soir je rentrais chez moi. Un mois après vers midi la Gestapo est venue me chercher chez moi mais je n'y étais pas encore. Quand je suis arrivé dans ma rue une amie m'a prévenu de ne pas rentrer dans ma maison. C'était ma femme qui l'avait chargée de m'avertir pendant que la Gestapo l'emmenait pour l'interroger. Je suis allé chez mon beau-frère Clément. Quelques jours après ma femme est venue me voir. Elle m'a expliqué que la Gestapo l'avait conduite à la Kommandantur qui était assez loin de chez nous, rue Chabrier dans le boulodrome. Ils lui ont demandé où j'étais en lui disant qu'ils ne voulaient pas me faire du mal mais seulement m'envoyer travailler en Allemagne et si elle ne leur disait pas où je me trouvais ils la feraient coucher sur la paille.


Ma femme leur a répondu que nous étions séparés et que nous ne nous voyions plus. Pourtant quelqu'un leur avait dit que la veille de Pâques j'étais venu dans notre appartement. Joséphine a dit que de temps en temps Je venais voir mes enfants mais ce jour-là, elle était en commissions et que je venais toujours en son absence. Elle savait seulement que je faisais des tranchées pour les Allemands. C'est alors qu'ils lui ont demandé de me décrire. Elle a répondu, il fait à peu près 1 m 80, il a les cheveux frisés comme un Algérien, la peau très mate et il est d'un caractère très vif et très méchant, j'ai même peur de l'approcher et s'il me voit avec vous il me tuera- Ils l'ont emmenée alois sur un chantier pour qu'elle me désigne mais elle leur avait indiqué exprès un endroit où je ne travaillais pas. Ne m'ayant pas trouvé ils l'ont laissé partir.       

        
Elle a été voir le mari de sa sœur qui avait un cabanon dans la campagne en dehors d'Aix et c'est là que nous avons habité Jusqu'à la fin de la guerre.


La guerre finie nous avons travaillé tous les deux, ma femme et moi. Je faisais mon métier de cordonnier bottier et fabriquait les chaussures dans notre chambre à coucher. Ma femme faisait la représentante pour trouver les clients et livrer les chaussures. Quelques temps après, elle est tombée malade du cœur Notre docteur d'Aix nous a envoyés voir le docteur Bec à Avignon, un spécialiste du cœur II l'a parfaitement soignée et guérie.


En 1949 nous avons acheté un magasin de légumes et épicerie à Carpentras et Je continuais mon métier de cordonnier- Nous avons eu deux garçons et deux filles. En 1957 nous avons acheté un terrain sur lequel nous avons fait construire une maison en 1959. Nous l'avons finie nous-mêmes en 1963 en y travaillant les dimanches et Jours de fêtes. Grâce à l'aide de Dieu nous nous sommes installés dans cette maison où nous vivons tous deux maintenant car nos enfants sont tous mariés. Nous sommes heureux de vivre en France, c'est un pays miséricordieux qui a reçu les Arméniens comme il reçoit tous les réfugiés et la population nous a bien accueillis.


J'ai 78 ans et mon épouse 70 ans.


Documentation


ENVER PACHA
Général et homme politique turc (Apana 1881 - Douchemba, près de Bouckhara, 1922). Entré dans l'année, il commença à être connu comme un des chefs du comité « Union et Progrès », qui força le sultan Abdùlhamid II à remettre en vigueur la Constitution de 1876 et le renversa en avril 1909. Pendant la guerre italo-turque de 1911-1912, il défendit la Cyrénaïque. En 1913, il contribua à la reprise d'Andrinople. Ministre de la Guerre en 1914, il s'efforça de réorganiser l'armée turque avec l'aide de la mission militaire allemande de Liman von Sanders et, désireux de faire entrer son pays dans la guerre, il fit bombarder par la flotte ottomane Odessa et Sébastopol, mettant ses collègues en présence du fait accompli. Pacha et gendre du Sultan, il était le véritable maître de l'Empire, n prit la tête des forces du Caucase, mais les Russes l'obligèrent à évacuer l'Arménie. En octobre 1918, après l'armistice de Moudros, il se réfugia dans le Caucase, entra en rapport avec les bolcheviks en 1920, participa au Congrès des peuples orientaux de Batoum, et intrigua pour placer la Turquie sous l'autorité du Comité « Union et Progrès », en se prévalant de l'aide russe. Envoyé par les bolcheviks au Turkestan pour rétablir la paix entre les communistes de Boukhara et les révoltés, il prit le parti des rebelles militants pour le panislamisne et fut tué dans un combat contre les troupes soviétiques.
(Extrait du Grand Larousses Encyclopédique.)


ABDULHAMID  en turc : Abdulhamit II, en arabe : Abd Al-Hamid II.


Constantinople 1842-1918. 34e Sultan Ottoman. Second fils d'Abdulmecit, il fut appelé au pouvoir le 31 août 1876, après la déchéance de son frère Murât V. Au lendemain de la guerre entre la Porte et la Serbie (1876) Abdulhamid sous la pression des Jeunes-Turcs et de leur chef le grand vizir Midhat pacha, promulgua le 23 décembre 1876, une Constitution nouvelle, dont les principales dispositions étaient les suivantes : indivisibilité de l'Empire, irresponsabilité du Sultan, institution d'un Sénat et d'une chambre des Députés, égalité devant la loi de tous les sujets de l'Empire et admissibilité des chrétiens eux-mêmes aux emplois publics, inviolabilité de la liberté* individuelle et du domicile, abolition de la confiscation, de la corvée, de la torture et de la question, liberté de l'enseignement, indépendance des tribunaux, réforme du budget, décentralisation provinciale. Mais Midhat pacha fut renversé le 5 mars 1877 et Abdulhamid renonça aux mesures libérales et renvoya le Parlement turc.
La guerre éclata bientôt entre la Porte et la Russie (24 avril 1877). Celle-ci, victorieuse, imposa au vaincu le traité de San /Stefano (3 mars 1878) qu'elle dut consentir à soumettre aux délibérations d'un congrès européen. Cette assemblée se réunit à Berlin le 13 juin 1878 et de ses délibérations sortit le traité du 13 juillet, qui consacra un véritable démembrement de l'Empire Turc. Abdulhamid, qui devait recevoir le surnom de « Sultan Rouge » contribua par sa politique défiante et cruelle à la décadence de l'Empire Ottoman. Il avait constitué une adminis¬tration efficiente, qui eut pour contrecoup l'épuisement du contribuable, musulman ou chrétien. Aussi des troubles éclatè¬rent-ils partout : en Crète, au nom de l'hellénisme; en Macédoine, où Grecs et Bulgares rivalisèrent d'influence, en Turquie d'Asie et même à Constantinople, où les Arméniens furent massacrés méthodiquement, avec la complicité du Sultan lui-même (1895-1896). Ces massacres eurent un caractère d'atrocité qui souleva l'indignation de l'Europe et motiva l'intervention de la diplomatie. Abdulhamid s'était efforcé de renforcer l'autorité impériale en diminuant l'autorité du grand vizir au profit du Palais. Très attaché au califat, il voulut favoriser les pèlerinages à La Mecque et lit construire le chemin de fer du Hedjaz (1900-1908) dans un dessein à la fois religieux et stratégique. Abdulhamid fut détrôné en 1909 et son frère Mehmet V lui succéda.


Achevé d'imprimer le 5 mai S987 sur  les presses de l'Imprimerie A- ROBERT 24. Rue Moustier - Î300J Marseille


Dépôt Iégal ; mai 1987

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